De grandes entreprises (1683-1684)
En l'espace de sept ans, le nombre des flibustiers relevant de Saint-Domingue a doublé, voire triplé, passant de 1000 à environ 3000 hommes. Vers le milieu de la décennie 1680, ils sont au sommet de leur puissance : dans la mer des Antilles, ils font trembler les Espagnols et inquiètent les Anglais et les Néerlandais. Ils s'associent maintenant très souvent en bande de plusieurs centaines, étant parfois même plus d'un millier, pour s'attaquer aux places fortes de Amérique espagnole, et non des moindres. L'arrivée d'un nouveau gouverneur à Saint-Domingue ne réussira pourtant pas à conserver cette force armée pour la défense de la colonie ni pour l'exécution des projets de conquête de Louis XIV.
En janvier 1683 s'était présenté au Petit-Goâve (côte ouest de Saint-Domingue) un négrier de 40 canons. Son capitaine, Nicolas Van Hoorn avait liquidé une partie de sa cargaison humaine dans la colonie française de Cayenne (dont le gouverneur était l'un de ses commanditaires) et avait espéré trouver preneur pour le reste chez les Espagnols à Santo Domingo. Mais le président Francisco de Segura Sandoval lui avait confisqué ses noirs : juste punition pour les vols commis par le marin d'origine zélandaise lors d'une précédente escale à Cadix. Résolu de se venger, Van Hoorn avait gagné la partie française de l'île Hispaniola, où le gouverneur Pouancey l'accueillit à bras ouvert. Celui-ci lui donna une commission pour garder les côtes de Saint-Domingue et (à dessein de calmer son homologue anglais de la Jamaïque) pour capturer les forbans montant la Trompeuse. Environ 300 flibustiers désoeuvrés s'embarquèrent sur le Saint-Nicolas, le navire de Van Hoorn, lequel se vit donner comme lieutenant le sieur de Grammont, le principal chef corsaire de la colonie.
Le mois suivant son arrivée, Van Hoorn appareilla du Petit-Goâve pour remplir sa mission. Mais Sir Thomas Lynch, le gouverneur de la Jamaïque, n'était pas dupe des véritables intentions du corsaire, qui vint croiser à la côte sud de la Grande Antille anglaise. Il savait bien où se trouvait la Trompeuse : vers l'île à Vache où les flibustiers qui la montaient avaient évité quelques semaines plus tôt d'être pris par le HMS Guernsey. Quittant la Jamaïque, Van Hoorn ne prit d'ailleurs pas cette route. Quelques jours plus tard, Lynch obtenait confirmation de ses soupçons : John Coxon, envoyé pour chasser les forbans et qui venait de croiser Van Hoorn, avait reçut de ce dernier une invitation pour se joindre à lui (ce que l'Anglais avait décliné) dans une grande entreprise contre les Espagnols... du port de Veracruz. Pour ce faire, Van Hoorn et Grammont voulaient joindre plus de 400 hommes commandés par Laurens De Graff et Michel Andresson qui mouillaient alors à l'île de Roatan à dessein de s'emparer de la hourque des Honduras, un grand vaisseau espagnol venant y négocier à chaque année. À l'insu de ces deux capitaines, ils prirent la hourque et sa patache au fond du golfe des Honduras, qu'ils menèrent à Roatan. Van Hoorn y trouva De Graff, avec quatre bâtiments, furieux d'avoir été ainsi devancé. Mais, une fois tous réunis, ils s'entendirent pour s'attaquer à Veracruz, le débouché de Mexico sur la mer des Caraïbes, et par extension, sur l'Europe, là où la flotte de la Nouvelle-Espagne, venait chercher, assez irrégulièrement, les richesses produites au Mexique ainsi qu'aux Philippines pour les conduire en Europe. Des prisonniers espagnols s'étaient engagés à y conduire les flibustiers. Mais ceux-ci pouvaient aussi compter sur des aventuriers anglais et français (capturés en 1680 dans la baie de Campêche) qui avaient été prisonniers des Espagnols dans cette place et qui s'en étaient échappés.
En avril, 1200 flibustiers quittèrent le golfe des Honduras, à bord d'une douzaine de bâtiments, avec Van Hoorn et De Graff comme commandants en chef. Contournant vers l'ouest la péninsule du Yucatán, leur flotte vint mouiller à la caye du Sacrifice, au sud-est de Veracruz. Informés que les habitants de la ville attendaient l'arrivée de deux vaisseaux vénézuéliens chargés de cacao, ils s'embarquèrent près de 800 sur deux de leurs meilleurs voiliers et allèrent croiser au large de Veracruz, défendue par la petite île fortifiée de San Juan de Ulúa. Leur stratagème dupa le gouverneur Luis de Córdoba. Ils purent ainsi débarquer sans opposition au nord de la ville, qu'ils investissaient, dès le lendemain, 18 mai, au lever du jour. Ayant à leur tête Van Hoorn, Grammont, De Graff et Andresson, les flibustiers s'en rendirent facilement les maîtres vers le midi du même jour.
Les flibustiers demeurèrent moins d'une semaine à Veracruz. Puis, avec près d'un millier d'esclaves ou de personnes assimilées comme telles ainsi que quelques dizaines de notables, dont le gouverneur Córdoba, retenus prisonniers pour s'assurer de la livraison de la rançon de la ville, ils embarquèrent leur butin et gagnèrent leur mouillage de la caye du Sacrifice. La crainte de voir apparaître par terre une force armée envoyée de Mexico par le vice-roi avait certes précipité leur départ. Mais ce fut l'apparition de la flotte de la Nouvelle-Espagne qui les détermina à partir. Mais, dans leur hâte à quitter Veracruz, ils avaient négligé de se ravitailler en eau et en vivres. Or, leur flotte comptait alors un peu plus de 2500 personnes, prisonniers et esclaves compris, beaucoup trop de bouches à nourrir. Là-dessus, une querelle survint entre De Graff et Van Hoorn, laquelle se régla par un duel où le second fut blessé à la main. Après cet incident, les flibustiers partagèrent leur butin, l'un des plus riches de cette seconde moitié du XVIIe siècle. La part individuelle se serait élevée à plus de 200£, environ 800 à 1000 pièces de huit, de quoi permettre à un homme seul d'armer à Port Royal un vaisseau de moyen tonnage. À lui seul, Van Hoorn aurait reçu trente de ces parts. Mais il ne vivra pas assez longtemps pour profiter de cette fortune estimée à plus de six millions de livres.
Fin mai, des vaisseaux de la flotte de la Nouvelle-Espagne furent signalés au large. Deux jours plus tard, la rançon de Veracruz était livrée sur la caye du Sacrifice où furent abandonnés les prisonniers. Peu de temps après, la flotte espagnole réapparut, mais ses vaisseaux allèrent se ranger à l'abri des canons du fort de l'île d'Ulúa. De Graff et la plupart des autres capitaines appareillèrent à destination de la caye Mugeres, à la côte nord-est du Yucatán, rendez-vous de la flotte. De là, ils gagnèrent les cayes du Sud de Cuba puis la Jamaïque où certains d'entre eux se ravitaillèrent. Les capitaines demeurés au Yucatán furent moins chanceux. Tristan perdit sa patache espagnole aux mains de l'Armada de Barlovento, mais ses hommes et lui parvinrent à rallier la Jamaïque. Un autre capitaine fit naufrage aux Bahamas en route pour la Virginie. Van Hoorn lui-même, dont la blessure infligée par De Graff s'était infectée, était mort en juin. Grammont qui hérita le commandement du navire du défunt, mena celui-ci dans les cayes de la Floride, puis en Caroline où il relâcha en compagnie d'un autre capitaine. Aux habitants de cette colonie anglaise, il vendit plusieurs esclaves pris à Veracruz, et il ne revint à Saint-Domingue qu'à la toute fin de l'année. Ce n'était pas les premiers flibustiers qui avaient l'occasion de traiter avec les Anglais de Caroline, de même qu'avec ceux de la colonie soeur des Bahamas.
Aux confins de l'empire espagnol et vers la mer du Sud
Pendant que s'organisait aux Honduras l'expédition de Veracruz, deux petites flottes franco-anglaises s'attaquaient à des places espagnoles de moindre envergure. Ce fut d'abord le capitaine Duchesne et quelques autres qui s'emparèrent du petit port de Tampico en mars 1683. Selon toute vraisemblance, ces flibustiers s'étaient trouvés dans les Bahamas vers la fin de l'année précédente et auraient dû prendre part à la descente qui, sous les ordres des vétérans flibustiers Bréha et Thomas Paine, eut lieu le mois suivant contre San Agustín, la capitale de la Floride. En effet, à la fin de l'année précédente, plusieurs aventuriers attirés par les trésors de l'épave du galion Maravillas, s'étaient donné rendez-vous dans les Bahamas pour attaquer San Agustín, se servant de la colonies anglaise de l'île New Providence comme base d'opération et de celle de la Caroline pour le ravitaillement en vivres et en hommes. Mais, ayant été découverts par les Espagnols qui leur opposèrent une farouche résistance, Bréha et Paine durent renoncer à attaquer la place et se rembarquèrent. Certains des capitaines de cette flotte allèrent ensuite piller quelques missions espagnoles entre la Floride et la Caroline puis une partie retourna aux Bahamas avant de se disperser : Paine se retira au Rhode Island, un nommé Markham en Caroline et Bréha, chassé de l'épave de la Maravilla par des Anglais, rentra bredouille à Saint-Domingue. Le prétexte de cette pêche sur l'épave servit aussi à une autre bande d'aventuriers anglais quelques mois plus tard pour entreprendre sur les Espagnols. Sortis eux aussi de New Providence, ils rééditèrent l'exploit de Duchesne un an plus tard, en se rendant maîtres de Tampico en avril 1684. Ils eurent toutefois beaucoup moins de chance, étant tous pris par des garde-côtes espagnols, qui en menèrent une centaine prisonniers à Veracruz.
À l'exemple de New Providence dans les Bahamas, la colonie danoise de Saint-Thomas, l'une des îles Vierges, devint elle aussi pour un temps un repaire de flibustiers, et non des moindres. En 1683, les premiers à y faire relâche furent une partie des forbans de la Trompeuse, lesquels au nombre d'une centaine commandés par capitaine surnommé Hamelin, avaient réarmé leur navire depuis l'île à Vache en début d'année avant d'aller faire une fructueuse course aux côtes occidentales de l'Afrique aux dépens des Anglais et des Néerlandais. Le gouverneur de Saint-Thomas, Adolf Esmit, lui-même ancien corsaire, les accueillit à bras ouvert, attirant sur lui les foudres de son voisin, le gouverneur général des Leeward Islands, Sir William Stapleton. Celui-ci, après plusieurs mises en garde, envoya le HMS Francis à Saint-Thomas où, en juillet, ce navire de guerre anglais coulait par le fond la Trompeuse qui mouillait alors dans le principal port de l'île. Cela n'empêcha pas le capitaine Hamelin de se remonter d'un nouveau bâtiment, avec l'assistance d'Esmit, et de vouloir tenter sa chance en mer du Sud. Mais n'ayant pu franchir le détroit de Magellan, Hamelin dut se contenter de quelques prises portugaises aux côtes du Brésil avant de revenir (après janvier 1684) à Saint-Thomas. D'autres capitaines - des Anglais - fréquentèrent aussi l'île en 1683 : George Bond, John Eaton et John Cook. Ces deux derniers réussirent là où Hamelin avait échoué: ils franchirent le détroit de Magellan et passèrent dans le Pacifique pour aller y piller les colonies espagnoles depuis le Chili jusqu'en Californie. Bientôt d'autres suivront cet exemple et passeront par là ou ailleurs pour entrer dans cette fameuse mer du Sud, loin du regard des autorités coloniales tant anglaises que françaises.
D'autres entreprises
Fin août 1683, le retour à Saint-Domingue de De Graff et de quatre autres capitaines impliqués dans la prise de Veracruz provoqua de nouveaux désordres dans la colonie. Durant leur absence, le gouverneur Pouancey était mort. Le lieutenant de roi Franquesney qui assurait alors l'intérim du gouvernement voulut sévir contre ces flibustiers, furieux que ceux-ci aient liquidé le meilleur du butin de Veracruz en fraude à la Jamaïque. Sur ce, 120 flibustiers se présentèrent à son habitation à dessein de le tuer. Mais Franquesney fut, en quelque sorte, contraint de composer avec eux et il les autorisa à armer de nouveau. En effet, des corsaires espagnols, dont le plus notoire était Juan Corso, avaient durant l'absence des flibustiers attaquer des plantations à Saint-Domingue et capturé trois barques. Ainsi, en novembre 1683, huit capitaines reçurent des commissions pour attaquer Santiago de Cuba, l'un des ports d'armement des corsaires espagnols avec Campêche. De Graff devait commander cette flotte, forte d'un millier d'hommes. Cependant ce fut le major Beauregard, l'ancien commandant de l'île à Vache qui avait donné refuge aux hommes de la Trompeuse et à d'autres pirates, qui fut choisi comme général de l'expédition. Mais, à peine sorti du Petit-Goâve, Beauregard commit l'erreur de punir l'un des hommes de la flotte. Cette action sema la discorde parmi les équipages, et le dessein contre Santiago fut abandonné. Alors, De Graff et la majeure partie de ses capitaine levèrent l'ancre à destination de la côte de Carthagène. Le lieutenant Franquesney répliqua en les déclarant tous hors-la-loi.
Informé de la présence de la flottille De Graff composée de sept bâtiments, le gouverneur de Cartagena, Juan de Pando Estrada, envoya contre eux, dans les derniers jours de l'année, trois excellents vaisseaux armés en guerre. Mais, après un rude combat, le 23 décembre, De Graff et ses associés se rendirent maîtres de ces trois navires qu'ils échangèrent ensuite contre les leurs. La prise n'était guère riche mais elle fournit aux flibustiers deux puissants bâtiments que montèrent désormais De Graff et Andresson. Dès le mois suivant, ils trouvèrent à se ravitailler auprès d'une flottille anglaise, escortée par le HMS Ruby, laquelle depuis la Jamaïque allait vendre des esclaves... À Cartagena. Pour éviter des problèmes avec les flibustiers, les négriers troquèrent des vivres avec eux. Enfin, De Graff, suivi de la plupart de ses capitaines, appareilla pour le golfe des Honduras où il avait dessein, comme l'année précédente, de s'emparer de la hourque, mais il n'y réussit pas plus que la première fois. Et, depuis son rendez-vous de Roatan, il leva l'ancre pour la côte sud de Cuba, où en avril il s'emparait d'un petit vaisseau espagnol. Laissant les deux tiers de son équipage à bord de son navire La Neptune avec ordre de croiser devant La Havane en compagnie de son associé Andresson, il s'embarqua avec le reste sur sa prise et, étant lui-même malade, il se retira à Saint-Domingue.
Un mois, après cette séparation, Andresson et Brouage (commandant provisoirement le Neptune) s'emparaient devant La Havane de deux vaisseaux de la Westindische Compagnie. La prise était riche puisque les Espagnols s'étaient servi de ces deux bâtiments néerlandais pour faire passer 100 000 pièces de huit en Europe. Outre cela, ces derniers portaient un ecclésiastique espagnol dont les flibustiers espéraient tirer une belle rançon. De son côté, le capitaine Yankey, un autre associé de De Graff qui était demeuré à Roatan, pillait quelque place forte le long des côtes du Honduras. Il y fut brièvement rejoint par les capitaines Coxon et Sharpe, tous deux porteurs de commissions (le premier du gouverneur de la Jamaïque et le second de celui de Nevis) pour donner la chasse aux pirates, mais qui jugèrent plus profitable de s'en prendre aux Espagnols.
Entre-temps, à Saint-Domingue, au début de mars 1684, une nouvelle expédition avait été organisée. Environ 300 hommes prirent place à bord de cinq petits bâtiments pour aller sur l'Orénoque. Cette entreprise fut montée sur la foi d'informations voulant que de fabuleuses richesses extraites de l'arrière-pays transitaient par Santo Tomé, le principal bourg de la rivière. Quoique Grammont était alors de retour à Saint-Domingue (via la Caroline), et ce depuis plusieurs semaines déjà, il ne s'engagea pas dans cette entreprise. Le commandement en chef en échut à un autre, Jean Bernanos. Apparemment, Franquesney refusa de fournir des commissions à Bernanos et à ses capitaines, et ce en dépit de la reprise des hostilités en Europe entre la France et l'Espagne à la fin de l'année précédente, guerre qui avait en quelque sorte justifiée la prise de Veracruz. Peu importait, Bernanos et ses associés, dont deux portaient des commissions que Franquesney avait délivrées en novembre précédent pour suivre De Graff, allèrent à l'île française de Sainte-Croix, dont le commandant, sans l'autorisation du gouverneur général des Isles d'Amérique, leur en donna tant pour prendre sur les Espagnols que sur les Néerlandais. Parvenus aux côtes du Venezuela oriental, Bernanos et ses associés s'allièrent à des Indiens Caraïbes et remontèrent l'Orénoque, s'emparant ensuite assez facilement de Santo Thomé (fin mai), où ils ne firent pas grand butin. Enfin, pendant plusieurs semaines, ils demeurèrent en garde devant l'île de Trinidad où ils débarquèrent la plupart de leurs prisonniers.
Un nouveau gouverneur pour Saint-Domingue
En septembre 1683, le sieur de Cussy avait été nommé gouverneur de Saint-Domingue où il avait passé la majeure partie de sa vie. Il en connaissait bien les flibustiers pour les avoir commandés lors de la guerre précédente. Et, à ce titre, il fut consulté sur un projet de conquête aux dépens des Espagnols proposé au ministre Colbert à la suite de l'arrivée en France d'un créole espagnol, Diego de Peñalosa, qui avait été gouverneur de la province du Nouveau-Mexique. En effet, le renégat Peñalosa avait intrigué auprès de personnages fort influents dans les affaires coloniales pour faire au nom du roi la conquête de la Nouvelle-Biscaye, province du nord du Mexique réputée pour ses mines d'argent. Pour y parvenir, il demandait le concours d'un millier de flibustiers de Saint-Domingue, avec comme chef Grammont, qui devait être son lieutenant dans le gouvernement des territoires conquis. Mais c'était sans compter Cavelier de La Salle, ce Rouennais émigré au Canada, qui venait d'achever l'exploration du Mississippi jusqu'à son embouchure, effectuant à pied et en canots le voyage aller-retour de Québec jusqu'à la baie du Saint-Esprit. Il était repassé en France pour y chercher des fonds et solliciter l'appui royal. Il se trouva donc associé au projet Peñalosa. Il en résulta une seconde proposition pour s'emparer de la Nouvelle-Biscaye. Elle consistait à ériger un fort à l'embouchure du Mississippi sous le commandement de La Salle, lequel, avec quelques centaines d'hommes levés en France plusieurs milliers Indiens de l'endroit, se lancerait ensuite à la conquête de la province espagnole. Ce poste du Mississippi servirait en outre de station à une escadre de la marine royale qui pourrait ainsi contrôler la route des flottes aux trésors espagnoles. Le projet La Salle devait finalement l'emporter sur Peñalosa.
Lorsqu'en avril 1684, Cussy, en provenance de La Rochelle, débarqua au Petit-Goâve, il avait en main un ordre assez vague concernant cette affaire de la Nouvelle-Biscaye : rassembler tous les flibustiers pour la fin de l'année. Mais, à son arrivée, il trouva les habitants du Petit-Goâve et de tous les autres quartiers de la partie ouest de la Côte au bord de la révolte : tous blâmaient l'administration de Franquesney. Comme les plus notables des planteurs des différents quartiers comptaient parmi les mécontents, Cussy jugea préférable de ne pas sévir et tout rentra tranquillement dans l'ordre.
Après un bref séjour dans la partie nord de Saint-Domingue et à l'île de la Tortue, Cussy revint, au début de juillet, au Petit-Goâve où il avait trouvé à son arrivée Grammont et deux autres capitaines. Cette fois, il autorisa ces trois corsaires ainsi que deux autres récemment rentrés à sortir pour ramener tous les flibustiers, les autorisant même à exécuter auparavant tous ensemble un dessein cher à Grammont : la prise de la ville de Caracas, au Venezuela. Grammont espérait joindre dans ces parages les quelques centaines de flibustiers qui étaient partis pour l'Orénoque sous les ordres de Bernanos. Mais d'abord, avec les cinq navires à sa disposition et quelque 600 hommes, il irait vers Cuba pour engager dans cette entreprise Andresson et Brouage que De Graff avaient laissés devant La Havane et qui avaient entre eux plus de 400 hommes. Une fois Caracas prise et tous les flibustiers de retour à Saint-Domingue, Cussy pensait aller à leur tête contre Santo Domingo et se rendre ainsi maître de toute l'île Hispaniola. Toutefois, le gouverneur se priva du concours de trois flibustiers anglais qui vinrent durant l'armement de la flotte de Grammont lui demander des commissions, histoire de maintenir de bonnes relations avec le gouverneur de la Jamaïque. N'empêche qu'une fois en mer, dans les premiers jours de juillet, Grammont promit à l'un de ces Anglais éconduits, Joseph Bannister, de lui obtenir une commission s'il se joignait à lui.
Peu de temps avant le départ de la flotte de Grammont, le capitaine De Graff s'était aussi présenté au Petit-Goâve avec sa prise faite au sud de Cuba. Cussy savait fort bien que le flibustier néerlandais avait reçu des offres de service du gouverneur de la Jamaïque et, pour le conserver à Saint-Domingue, il l'accueillit avec tous les honneurs. Dans l'intervalle, le gouverneur reçut la nouvelle que MM. de Saint-Laurent et Bégon, respectivement gouverneur général par intérim et intendant des Isles d'Amérique, étaient arrivés au Cap français en provenance de la Martinique. Ces deux officiers, les plus hauts en autorité des Antilles françaises, venaient inspecter la colonie et déterminer s'il était possible d'utiliser les flibustiers dans l'entreprise de la Nouvelle-Biscaye et, une fois cette province espagnole conquise, de s'en servir pour la peupler. Dans leur rapport final, ils recommanderont d'abandonner cette solution et se montreront assez favorables aux flibustiers, trop au goût du marquis de Seigneley, qui avait succédé à son père le ministre Colbert comme responsable des affaires coloniales.
Pendant que Cussy et ces deux officiers royaux inspectaient le nord de la colonie, les quelques bâtiments mis par le roi à la disposition de La Salle pour son expédition du Mississippi, faisaient escale au Petit-Goâve (début octobre), preuve s'il en fallait que le projet de la Nouvelle-Biscaye version Peñalosa avait été abandonné. La Salle aurait d'abord dû toucher au Port-de-Paix. Mais le commandant naval de l'expédition, le sieur de Beaujeu, avec lequel l'explorateur entretenait de mauvaises relations depuis leur départ de La Rochelle, avait profité de la maladie de La Salle pour changer leur destination. Au Petit-Goâve, Beaujeu interrogea plusieurs flibustiers concernant la fameuse «rivière» de La Salle. Le capitaine Lesage, rentré depuis peu d'une croisière à la côte de Caracas, lui fournit ainsi quelques vagues indications. Le capitaine Duchesne, quant à lui, fit cadeau à Beaujeu d'un routier espagnol du golfe du Mexique. Arrivés au Petit-Goâve en provenance du Port-de-Paix, Cussy, son adjoint Franquesney, Bégon et Saint-Laurent assistèrent La Salle du mieux qu'il purent. Mais l'explorateur refusa l'aide que l'on lui offrait, notamment une barque de faible tirant d'eau que des flibustiers avaient prise sur les Espagnols.
Les déboires de Grammont et de ses capitaines
En quittant le Petit-Goâve (début juillet), Grammont détacha sa recrue anglaise Bannister pour aller pêcher la tortue parmi les cayes du sud de Cuba, mais, dès le mois suivant, le flibustier anglais y était pris par le HMS Ruby et, à la grande joie du gouverneur Lynch, conduit prisonnier avec son navire à la Jamaïque pour y subir son procès pour piraterie. De son côté, le chef français poursuivit sa route vers La Havane où il fit savoir aux capitaines Andresson et Brouage qu'il les attendrait à l'île Tortuga, aux côtes du Venezuela, son rendez-vous en prévision de l'entreprise de Caracas. À cette nouvelle, son navire ayant grand besoin d'être radoubé, Andresson se prépara à mettre cap au nord, à destination de la Nouvelle-Angleterre.
Avec cette flotte, Grammont passa deux mois en garde loin à l'ouest de La Havane, sur la côte nord de Cuba. Cela ne lui valut rien de bon : il y perdit son plus petit bâtiment, qui fut échoué à la côte et dont l'équipage fut dispersé à bord des vaisseaux des capitaines Bréha et Tocard, qui vinrent les y chercher. Pourquoi cette attente? Grammont n'était pas sans savoir que six bâtiments anglais, sous le commandement de Thomas Handley, étaient partis en mai précédent de New Providence avec commission du gouverneur des Bahamas pour prendre sur les Espagnols par représailles à une attaque de ceux de Cuba contre leur colonie. En effet, Grammont retrouva ces flibustiers anglais aux côtes de la Floride en septembre. Son but était évident : cette jonction lui assurait du renfort pour son dessein contre Caracas. Mais il fut apparemment convenu qu'avant de gagner le Venezuela, les deux flottes réunies iraient attaquer San Augustín, la capitale de la Floride. Malheureusement une tempête sépara la flotte franco-anglaise en deux. Ainsi, au lieu d'un dizaine de navires, seulement la moitié, se présenta devant San Augustín, et le projet dû être abandonné. Grammont suivit l'un de ses capitaines, Jacob Evertsen, vers la province de Guale, au nord de la Floride et après avoir pillé quelques missions espagnoles les deux associés allèrent relâcher en Caroline.
Probablement séparés de leur chef lors de la tempête, Bréha et Tocard gagnèrent la côte sud de Cuba, où le premier dut piller (en novembre) quelques barques jamaïquaines qui y pêchaient la tortue, tant son équipage souffrait de la faim. Mais à l'arrivée d'un petit bâtiment de guerre anglais venant de la Jamaïque, Bréha jugea préférable de mettre à la voile et, en route pour Saint-Domingue, il tomba sur un vaisseau espagnol chargé de vins et autres marchandises européennes qu'il portait à La Havane : le flibustier français s'en empara après un rude combat. Enfin, dans les premiers jours de décembre, Bréha rentra avec cette prise au Petit-Goâve, suivi ou précédé de peu par son camarade Tocard.
Entre-temps, Cussy s'inquiétant comme bien d'autres de ne pas avoir de nouvelles de la flotte de Grammont, avait décidé d'envoyer le capitaine De Graff vers le Venezuela. Durant son long séjour à Saint-Domingue, celui-ci, avec sa prise, avait été utilisé par le gouverneur comme garde-côte. Quelques jours avant son départ, il avait d'ailleurs ramené au Petit-Goâve son compatriote Yankey qui revenait à Saint-Domingue avec une barque anglaise capturée à la côte de Carthagène sous quelque prétexte. Une fois cette prise adjugée à Yankey par Cussy, De Graff appareilla vers la côte nord de l'île à dessein d'escorter le bâtiment ramenant MM. de Saint-Laurent et Bégon à la Martinique et ensuite se rendre au Venezuela. Vers le même temps, les trois navires de l'expédition La Salle quittaient aussi la colonie, cap vers Cuba, pour la découverte de l'embouchure du Mississippi. Tous ces départs furent compensés par une arrivée, ou plutôt un retour, de taille. En effet, à la surprise générale, le jour de Noël 1684, Grammont jetait l'ancre au Petit-Goâve sans avoir rien fait en six mois d'absence.
Entre-temps, aux confins orientaux de la mer des Antilles, à l'île Tortuga, le fameux rendez-vous fixé par Grammont pour son entreprise de Caracas, se jouait le sort de plusieurs centaines de flibustiers de Saint-Domingue pour les trois prochaines années. En l'espace d'un peu moins de deux mois, un millier d'entre eux s'y étaient réunis dans l'attente de leur général Grammont. Ce furent d'abord quatre des bâtiments qui avaient suivi Bernanos dans sa descente sur l'Orénoque, ainsi que quelques autres qui croisaient ailleurs aux côtes du Venezuela. À partir de La Havane, via les îles Vierges, les capitaines Brouage et Pednau vinrent les y rejoindre. De même, Michel Andresson, qui venait de Boston où il avait relâché depuis Cuba et où il avait eu maille à partir avec les autorités coloniales anglaises. Dans les derniers jours de l'année, lassés d'attendre Grammont, 200 flibustiers de cette flotte, sous la conduite des capitaines Cachemarée et Lescuyer, résolurent de passer à la mer du Sud, par l'isthme de Panama, avec l'aide des Indiens Kunas. À cette fin, ils appareillèrent à destination de l'archipel des San Blas. Plusieurs de leurs camarades, ainsi que des aventuriers anglais, allaient bientôt les imiter. D'ailleurs, depuis le mois d'août, une centaine de Jamaïquains, commandé par Peter Harris, neveu et homonyme d'un des pionniers de ce genre d'entreprise, avait emprunté la route du Panama pour passer à la mer du Sud, où trois équipages qui y étaient entrés par mer en passant le détroit de Magellan les y attendaient.
Ces événements vont précipiter les flibustiers sur les voies de l'illégalité, car la fin des hostilités avec l'Espagne est chose faite en Europe et approche en Amérique. Trop confiants en leur fortune ou simplement désespérés, ils tenteront de folles entreprises, dont bien peu à la vérité reviendront riches, voire vivants. De réguliers corsaires qu'ils s'efforçaient d'être tant bien que mal, les flibustiers français ne seront ni plus ni moins que des forbans.
R. Laprise.
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