Le Diable Volant

Le Diable Volant

Études et analyses

L'attaque espagnole contre le Petit-Goâve en 1687

par Raynald Laprise

En août 1684, par la trêve de Ratisbonne qui mettait un terme à la guerre commencée dix mois plus tôt, l'Espagne reconnaissait, entre autres, la souveraineté de la France non plus seulement sur la petite île de la Tortue, comme lors de la paix précédente en 1678, mais aussi sur toute la «côte de Saint-Domingue», c'est-à-dire la partie occidentale de l'île Hispaniola. Cette concession sonnait le glas de la flibuste telle que les aventuriers vivant à Saint-Domingue la connaissaient depuis un demi-siècle. Dorénavant, les gouverneurs de cette colonie ne pourraient plus armer des corsaires par droit de représailles sans l'autorisation formelle du roi. Depuis un certain temps déjà, la raison commerciale poussait aussi à ce changement : naguère si utiles pour la défense de Saint-Domingue et les projets de conquête sur l'Espagne, les flibustiers se révélaient une nuisance pour le commerce que les marchands français faisaient à Séville sur les richesses de l'Amérique espagnole. Le marquis de Seignelay lui-même, secrétaire d'état responsable des colonies, en était convaincu. Son maître Louis XIV l'était aussi mais il voulait que la prohibition de la flibuste se fasse sans provoquer la perte de plusieurs centaines d'hommes aguerris, dont les services pourraient être requis dans l'éventualité d'un autre conflit contre l'Espagnol, le Néerlandais ou même l'Anglais. Entre-temps, les anciens flibustiers seraient invités à devenir planteurs et seraient aussi employés pour garder les côtes de la colonie contre les attaques de leurs voisins, car depuis la fin de la guerre de Hollande (1678), les Espagnols avaient armés leurs propres flibustiers, lesquels avaient même osé piller des plantations isolées de Saint-Domingue. La plus importante attaque espagnole, et aussi la plus barbare, perpétrée contre la colonie se produisit d'ailleurs alors que la trêve était publiée en Amérique des deux côtés, et au Petit-Goâve, principal port de relâche des flibustiers français, mais qui en étaient absents, ayant refusé ou étant dans l'incapacité, selon le point de vue, de se soumettre aux ordres du roi.

Louis XIV n'ordonna la fin des hostilités à ses sujets de Saint-Domingue que plusieurs mois après la ratification de la trêve de Ratisbonne. En effet, ce n'est qu'en avril 1685 que Seignelay signifia au sieur de Cussy, gouverneur de Saint-Domingue, que désormais il devait s'abstenir de donner des commissions aux flibustiers sous quelque prétexte que ce soit. En octobre, à la réception de cet ordre, Cussy avait fait publier dans toute l'étendue de la colonie une ordonnance interdisant formellement tout nouvel armement contre les Espagnols. Auparavant, en juillet, déjà bien informé des intentions du roi, il avait pris les devants en faisant saisir le navire de Michel Andresson, rentré depuis peu au Petit-Goâve et qui se préparait déjà à repartir en course sans son autorisation. De cela, il ne manqua pas de s'en vanter tant à Seignelay qu'à ses homologues espagnols de Cuba et de Santo Domingo, tout comme il prétendit que les dernières permissions d'aller en course qu'il avait données aux flibustiers étaient les commissions en guerre que lui avaient transmises son supérieur hiérarchique le lieutenant-général des Isles d'Amérique en septembre 1684 et qui avaient expirées le 18 mars 1685. Mais Cussy passa sous silence que quelques semaines avant l'expiration de ces commissions, en février 1685, il en avait donné d'autres pour prendre sur l'Espagnol en représailles aux récentes attaques des flibustiers de cette nation contre la colonie. En fait, c'était une flotte d'une douzaine de navires, et forte de plus d'un millier d'hommes, sous les ordres du sieur de Grammont et de Laurens De Graffe, qu'il avait autorisée à prendre la mer.

Plus tard, Cussy sera sévèrement critiqué par certains de ses ennemis personnels pour avoir laissé sortir ces flibustiers, mais ni Louis XIV ni Seignelay ne lui en tiendront rigueur, puisque la décision du gouverneur apparaissait, dans les circonstances, la seule qui puisse éviter un exode de ces hommes. Durant la dernière guerre, les entreprises des flibustiers dans la mer des Antilles avaient été peu profitables et plusieurs d'entre eux, se voyant endettés auprès de leurs associés et commanditaires, colons et marchands de Saint-Domingue, étaient déjà passés à la mer du Sud, où ils pourraient, suivant l'exemple de leurs confrères anglais, piller l'Espagnol en toute quiétude le long de la façade pacifique des Amériques. L'armement de la flotte de Grammont et De Graffe avait donc un double objectif : empêcher d'autres flibustiers de passer à la mer du Sud, ramener si possible ceux qui y étaient allés puis entreprendre une dernière entreprise contre une riche ville espagnole, où une majorité des hommes amasseraient suffisamment de butin pour quitter la vie d'aventuriers et s'établir planteurs dans la colonie. Cependant, l'expédition se termina avec la prise de Campêche, que les flibustiers occupèrent pendant deux mois sans aucun profit. En janvier 1686, Cussy était informé de cet échec, à tout le moins financier, par l'un des capitaines de Grammont. Aussitôt, il envoya cet officier dans le golfe des Honduras, où la plupart des navires de la flotte s'étaient réunis après le départ de Campêche, avec l'ordre formel adressé à tous les flibustiers de venir désarmer à Saint-Domingue au plus tard au mois de juin sous peine d'être tous déclarés hors-la-loi. À cette nouvelle, les hommes se mutinèrent et forcèrent leurs chefs à retourner en course. Entre-temps, Cussy poursuivit, avec peu de succès, et probablement sans grand enthousiasme, quelques uns des capitaines de la flotte de Grammont, venus relâcher à Saint-Domingue dans l'unique but de se ravitailler pour reprendre la mer. Inquiet, après plus de douze mois sans nouvelle des principaux chefs flibustiers, il fit publier en mars 1687 une amnistie générale pour tous ceux qui avaient défié ses ordres. Peine perdu, il faudra attendre encore six mois avant que ces hommes ne commencent à revenir graduellement dans la colonie. C'est dans ces circonstances qu'un flibustier espagnol nommé Blas Miguel Corso, outrepassant lui-même les instructions qu'il tient du gouverneur de la Havane, fait irruption au Petit-Goave, le 10 août 1687.

Pour se défendre des attaques des flibustiers français et anglais, la couronne espagnole avait surtout compté sur la fortification de ses principaux ports dans la mer des Antilles et le golfe du Mexique et l'organisation d'un système de convoi à deux flottes lourdement armées. Une escadre d'une demi-douzaine de navires de guerre, l'Armada de Barlovento, patrouillait aussi les principales routes maritimes de la région. Pour compléter cette défense, les grands ports tels que La Havane et Santiago de Cuba, Santiago de Cuba, San Francisco de Campeche, Cartagena ou Santo Domingo de la Española entretenaient aussi un certain nombre de flibustiers, corsaires en temps de guerre et garde-côtes en temps de paix. Cette petite industrie de flibuste se développa particulièrement à Campêche, au Yucatán, où les Espagnols devaient composer avec la présence quasi-permanente, dans la lagune voisine de Términos, de quelques centaines d'aventuriers anglais vivant de la coupe du bois de teinture et du pillage des populations indiennes. Ayant délogé ces bûcherons anglais en 1680, plusieurs flibustiers espagnols poursuivirent leurs activités à Cuba, dont les côtes étaient alors infestées par les pirates français et anglais. L'un de leurs meilleurs capitaines fut l'un des premiers à s'engager dans cette voie en 1682. Comme beaucoup de marins servant à bord de ces corsaires espagnols ou les commandant, c'était l'un de ces étrangers appelés avec un certain mépris des «Grecs», en réalité des marins venant pour la plupart des principautés italiennes alliées de longue date à l'Espagne. Connu de ses employeurs sous le nom de Juan Corso, il était né Giovanni Michele, dans l'île de Corse, alors possession de la république de Gênes. Durant le temps qu'il servit comme garde-côtes à Cuba, Juan Corso avait fait quelques razzias chez les Français de Saint-Domingue et capturés plusieurs bâtiments anglais de la Jamaïque puis, en 1685, il disparut lors d'une tempête aux côtes orientales de la Floride où il s'était rendu pour participer à la défense de cette colonie sur la rumeur d'une attaque concertée entre les Anglais de la Caroline et des flibustiers français venant de Saint-Domingue.

Ce Juan Corso laissait un frère prénommé Biagio, connu sous le nom hispanisé de Blas Miguel. De cet autre capitaine surnommé aussi Corso, l'on sait peu de chose sauf qu'il était âgé d'environ 40 ans. Début 1687, sans doute en provenance du Yucatán, il se trouve dans le port de la Havane, à Cuba, commandant alors ce que les Espagnols appellent une pirogue de guerre et ce que les Français qualifient, quant à eux, de demi-galère. Ce genre de bâtiment, construit sur le modèle des pirogues utilisées par les Indiens Caraïbes pour faire la guerre, mais propulsé à la fois par des rames et des voiles, possède un faible tirant d'eau et est idéal pour entrer et sortir rapidement et furtivement des rades. C'est d'ailleurs un navire de ce type que le défunt gouverneur général José Fernández de Córdoba, avait fait construire en 1682 pour servir de garde-côtes avant l'arrivée à Cuba de plusieurs corsaires de Campêche. À l'exemple d'autres capitaines avant lui, dont son frère, Blas obtient des autorités compétentes de la Havane, le 26 février 1687, une commission pour garder les côtes de l'île contre les contrebandiers et les pirates étrangers. Le commandant de la forteresse de la Havane, Andrés de Munibe, en charge des affaires militaires de la colonie depuis le décès du gouverneur général Fernández de Córdoba, la lui donne plus en considération des services rendus par son défunt frère Juan que pour toute autre raison.

Au départ de la Havane, Blas Miguel s'adjoint la participation d'un brigantin commandé par un certain Fabian. Parvenu à la côte sud de l'île, il laisse en garde ce brigantin dans le port de Casilda et se rend lui-même avec sa pirogue baptisée El Cachimbo à la ville de Trinidad pour y recruter du monde. Il profite aussi de cette escale pour compléter son armement : il y emprunte à un fameux flibustier cubain, un Grec lui aussi, le capitaine Mateo Guarin, 400 pesos, 14 fusils, deux pierriers et 24 cartouchières. Ayant réuni à Trinidad le peu d'hommes qu'il a pu y lever, il retourne à Casilda et reprend la mer avec ses deux bâtiments. À l'embouchure d'une rivière de la juridiction de Santi Espíritu, il intercepte une frégate venant de Cartagena, qu'il libère après s'être assuré qu'elle ne transportait aucune marchandise de contrebande. Quelques jours plus tard, il fait de même avec un sloop venant de Puerto Belo. Enfin, il pousse jusqu'à Santiago de Cuba qu'il trouve en effervescence.

Depuis longtemps Santiago de Cuba, sise à l'extrémité sud-est de l'île, est un centre actif de contrebande notamment avec les Anglais de la Jamaïque. Ce commerce illicite est tellement bien ancré dans les mentalités que même ses gouverneurs y participent. D'ailleurs, le dernier en titre, Gil Correoso Catalán, ancien commandant de la forteresse de la Havane, avait été chargé, dès sa nomination, de faire le procès de son prédécesseur au sujet de son implication dans la contrebande, et maintenant il se trouvait lui-même sous le coup de semblables accusations! En effet, son administration faisait l'objet d'une enquête dirigée par le juge Tomás Pizarro Cortés, détaché spécialement à cette fin de l'Audience de Guadalajara, au Mexique. Le 14 avril 1687, le capitaine Blas rencontre le juge Pizarro, qui administre aussi par intérim toutes les affaires politiques du vaste district de Santiago. Ce haut personnage lui délivre une commission, en vertu des pouvoirs qu'il tient du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, pour garder les côtes contre les pirates et les contrebandiers. Celle que le flibustier tient de Munibe est pourtant encore valide et bonne pour toutes les côtes de Cuba, mais cet officier n'est que gouverneur militaire de la Havane et non pas gouverneur général de toute l'île, dont le poste est vacant, alors que le juge Pizarro, lui, est un «oidor», c'est-à-dire membre de cette haute cour de justice qu'est une «audience royale», lequel, en sa qualité de magistrat enquêteur, possède de vastes pouvoirs.

Le juge Pizarro ne limite pas son appui au capitaine Blas à cette seule commission : il facilite aussi le recrutement d'hommes que le marin corse est venu faire à Santiago. Agit-il ainsi pour apaiser la populace inquiète de voir lui échapper la lucrative contrebande qui se fait avec les Jamaïquains et occuper certains habitants de la ville qui craignent fort que l'enquête sur leur gouverneur Correoso ne les désigne comme les plus coupables de ce crime? Certains qui connaissent mieux les flibustiers que le juge voient déjà les effets pervers de cet armement. C'est le cas notamment du sergent-major Alvaro Romero Venegas, commandant la forteresse de Santiago, qui prévient Blas Miguel de se limiter à patrouiller les côtes cubaines et surtout de ne pas aller rôder vers la partie française de Saint-Domingue, compte tenu de la paix. En effet, personne à Cuba n'ignore que la majorité des flibustiers français ont refusé de rentrer à Saint-Domingue à cause des ordres du roi Louis XIV, de sorte qu'il serait facile d'aller piller les quartiers qu'ils fréquentent habituellement et qui se trouvent quasiment dépeuplés. Le capitaine Blas n'en rassure pas moins Romero de ses intentions, mais il a apparemment déjà décidé, peut-être même avec l'aval du juge Pizarro, de passer outre aux instructions qu'il porte.

Après une escale de plus de vingt jours à Santiago, Blas en appareille avec 83 hommes dans ses deux petits navires. Prochaine étape, Baracoa, à la pointe occidentale de l'île, sur sa côte nord, où il fait relâche pendant environ un mois. Il y rencontre l'ancien gouverneur Correoso, alors prisonnier dans la place sur l'ordre du juge Pizarro, lequel lui sert la même mise en garde que lui a faite Romero à Santiago de Cuba. Ce second avertissement est tout aussi inutile que le premier, puisque, à son départ de Baracoa, il met aussitôt le cap vers les côtes occidentales de l'île de Saint-Domingue.

Parvenus à destination, le Cachimbo et le brigantin capturent d'abord un canot portant un vieux Français manchot nommé Jean de Lassaline, sa femme noire, leur jeune fils et leur esclave. Prise suivante, un autre canot avec quatre Français à bord. Menaçant et torturant, les Espagnols reçoivent confirmation de leurs prisonniers que le Petit-Goâve, principal port de relâche des flibustiers français, est pratiquement sans défense. Le Français commandant le deuxième canot, un nommé Saint-Antoine, leur propose de les guider et de les aider à prendre le bourg. L'homme se montre même assez convaincant pour leur faire modifier leurs plans quant au moment où la descente devait avoir lieu. En effet, les Espagnols avaient l'intention de débarquer en pleine nuit, mais Saint-Antoine leur fait remarquer qu'à cause de l'obscurité ils risquent de se tirer les uns sur les autres en cas de riposte des colons, et il les persuade de tenter le coup à l'aube.

Dans la nuit du 9 au 10 août 1687, laissant le brigantin du capitaine Fabian au large, Blas Miguel avec le Cachimbo et deux canots entre dans la rade du Petit-Goâve. Le bourg possède alors comme seule défense un fort en bois et quelques pièces d'artillerie, et il n'y avait qu'une douzaine de Français pouvant porter les armes, dont le tiers devait monter la garde dans le fort. À l'aube du 10 août, le capitaine Vigneron, ancien chef flibustier, qui vient justement avec trois autres Français de relever la garde, aperçoit l'un des canots espagnols et demande à ceux qui le montent de s'identifier. C'est Saint-Antoine qui répond, précisant qu'il vient de Léogane. Cette réponse est apparemment suspecte puisque Vigneron insiste, «D'où est le canot?», et cette fois on lui répond plusieurs fois «Saint Antoine! Aux armes!». Sur ce, le capitaine Vigneron quitte son poste et s'élance à travers le bourg appelant tous les habitants aux armes.

Entre-temps, les Espagnols ont débarqués au nombre de 60, divisé en quatre escouades commandées respectivement par le capitaine Blas, son lieutenant Diego Ruiz, celui du brigantin Santos de Acosta et un mulâtre cubain nommé Soriano. Le lieutenant Ruiz et ses hommes se dirigent aussitôt vers la maison du capitaine de milice Jean Dupuis, procureur général de la colonie. Quoique réputé comme bon tireur, l'officier français est mis hors de combat lorsque l'une de ses armes à feu prend une fausse amorce. Quatre ou cinq Espagnols se jettent alors sur lui, le tuent à l'arme blanche puis lui coupent la tête. D'autres capturent la femme de Dupuis, qui demande grâce pour son mari, et le voyant mort, elle exprime le même souhait pour elle-même. Le lieutenant Ruiz lui accorde d'abord la vie sauve, puis ses hommes ayant massacré à coups de machette l'un des jeunes serviteurs du couple, il retourne vers la veuve Dupuis et, contre sa parole, il fait tuer, à coups de baïonnette, cette femme qui était enceinte.

Déjà, le capitaine Blas, avec sa troupe, avait investi le fort avec 20 des siens, l'avait pillé puis fait porter à bord du Cachimbo les sept barils de poudre et les munitions qu'il y avait trouvés. Quelques noirs et mulâtres, qui ont été pris par les flibustiers français dans des colonies espagnoles, se joignent spontanément aux envahisseurs : ce sont surtout des femmes, des mulâtresses espagnoles nées libres, pour la plupart enlevées à Veracruz en 1683 et qui servent les Français ici comme domestiques là comme concubines. Guidées par ses précieuses auxiliaires, les Espagnols fouillent les habitations à la recherche de butin, torturant toute personne sans défense qui tombent entre leurs mains, et apparemment jusqu'aux enfants, notera plus tard le gouverneur Cussy avec dégoût. Cependant, une douzaine des Français du bourg, maîtres et valets, regroupés sous la conduite du juge étienne Norays, embusqués près des sentiers, parviennent à tuer quelques Espagnols, certains faisant même fuir ceux qui pillaient la maison du défunt procureur Dupuis.

Pendant que tortures et pillages se poursuivent dans le bourg, le lieutenant Ruiz est détaché par son chef vers la rivière de l'Acul, d'où pourraient venir les seuls renforts français, ne croyant pas que les habitants de Léogane, le plus gros bourg de la côte ouest, à cinq lieues du Petit-Goâve, ne puissent venir avant deux jours. Ruiz tombe justement sur une bande de Français, qui le tuent, lui et deux autres, repoussant le reste de leurs camarades vers le Petit-Goâve. La chance des Espagnols commence à tourner. Au bourg, le juge Norays est parvenu à rallier 25 hommes, qui forcent tous les Espagnols à s'enfermer dans le fort avec leur capitaine. Les envahisseurs, devenus assiégés, espèrent pouvoir faire une sortie pour gagner leurs deux bâtiments mouillant toujours dans la rade. Mais leurs adversaires ne leur laissent aucun répit, s'étant divisé en deux groupes, l'un faisant feu vers le fort et l'autre vers la rade. L'un des mulâtres recrutés à Trinidad, un certain Juan Miguel, réussit quand même à quitter le fort en compagnie de quelques mulâtresses, puis rejoint par une poignée de ses camarades, ils sautent tous ensemble dans un canot et retournent à bord du Cachimbo. Les Français s'emparent néanmoins d'un autre canot, exploit d'un seul homme, un certain Brasse, ancien flibustier, qui, machette à la main et à la nage, s'en rend maître.

Durant les combats, les Français perdent trois des leurs tués et autant de blessés contre 17 morts côté espagnol. Se voyant alors pris au piège, le capitaine Blas prend la résolution de faire écrire une lettre aux Français offrant de rendre tout le butin en échange de la vie sauve pour lui et les siens ainsi que la liberté de se rembarquer. Il envoie porter cette offre de reddition aux Français par une prostituée blanche qu'il avait capturée. L'assaut du fort est la seule réponse qu'il reçoit. Blas et la quarantaine de flibustiers espagnols sont alors désarmés puis écroués dans des cachots. Peu de temps après, le lieutenant de roi Dumas, commandant tous les quartiers de la partie sud de la colonie, arrive avec 35 hommes en provenance de Léogane, suivi de Deslandes, major de milice, à la tête de 60 autres. Voyant arrivé ces renforts, les hommes montant le Cachimbo mènent la pirogue vers le brigantin du capitaine Fabian qui mouillait plus au large dans la rade. En tout, dans les deux bâtiments, ils ne sont plus que 21 hommes, auxquels se sont jointes 18 femmes de couleur, captives au Petit-Goâve qui ont pris la fuite avec eux, et comme prisonniers il n'ont que le vieux Français Lassalline et sa petite famille. Le Cachimbo et le brigantin demeurent deux jours à la vue du port, et entendant de nombreux coups de feu et ne pouvant venir en aide à leurs camarades à terre, ils lèvent l'ancre, craignant aussi d'être pris et de subir le même sort que leur capitaine et le reste de leur troupe demeurés aux mains des Français.

Le 11 août 1687, le lendemain de l'attaque, le lieutenant de roi Dumas réunit les officiers de milice du bourg et ceux commandant les renforts venus des quartiers voisins. Il confie au major Deslandes le soin de dresser un rapport de toute l'affaire et il charge Jean Dusquenot, officier de cavalerie dans la compagnie de milice du Petit-Goâve, qui connaît la langue espagnole, de procéder à l'interrogatoire de Blas Miguel et de cinq des principaux flibustiers espagnols. Avant l'interrogatoire officiel conduit par Dusquenot, tous les prisonniers, au nombre de 50, sont sans doute soumis à la question extraordinaire, c'est-à-dire à la torture. Des informations préliminaires ainsi réunies, il ressort que deux des Espagnols, un jeune garçon et un noir ont été embarqués de force à Santiago de Cuba : ils seront épargnés et ce seront les seuls. Lors de leur interrogatoire, Blas et ses officiers ont beau nié avoir eu connaissance de la paix entre la France et l'Espagne, rejeter le blâme de cette entreprise sur le juge Pizarro ou sur leurs propres camarades, les Français ne sont pas dupes et connaissent fort bien toutes les excuses que des flibustiers peuvent servir pour justifier leurs pillages. Après voir vu les réponses données par Blas et ses hommes, le conseil de guerre présidé par Dumas condamne à mort la cinquantaine de pirates espagnols. Le même jour, les Français procèdent à la pendaison de 42 de leurs prisonniers. Le lendemain, 12 août, c'est au tour du capitaine Blas et de ses cinq officiers survivants, deux blancs, un Indien et deux mulâtres. L'exécution de ces six hommes est particulièrement horrible, puisque Dumas et ses officiers les ont condamnés à être rompus vif, c'est-à-dire à être roués de coups jusqu'à ce que mort s'en suive.

Cette exécution en masse peut paraître excessive au premier abord. Deux ans plus tôt, les Espagnols qui avaient capturés le capitaine Pierre Bréha et tout son équipage, soit au total une centaine d'hommes revenant de la prise de Campêche, n'en avaient fait pendre après jugement qu'une dizaine, dont la moitié étaient en fait des sujets du roi d'Espagne qui avaient pris parti avec les Français. Or, Bréha portait une commission assez semblable à celles des garde-côtes de Cuba, ne l'autorisant qu'à attaquer les corsaires espagnols tels que les frères Corso, et non pas à piller et brûler une ville. Cependant, les circonstances n'étaient plus les même qu'en 1685 alors que Grammont, De Graffe, Bréha et les autres capitaines français pouvaient prétendre tout ignorer de la trêve signée entre les deux couronnes : en 1687, personne, tant du côté français qu'espagnol, n'ignorait que cette trêve avait désormais force de loi. De plus, l'illégalité flagrante ainsi que la violence avec laquelle Blas Miguel Corso et ses hommes exécutèrent leur entreprise fut même reconnue par les autorités espagnoles en place à Cuba, qui procédèrent plus tard au procès des survivants ainsi que, comme il était coutume à l'époque, de leurs officiers décédés.

L'attaque de Blas Miguel Corso contre le Petit-Goâve a cependant un côté positif. Elle permet au gouverneur Cussy de justifier la dernière prise illégale qu'a faite sur les Espagnols Laurens De Graffe. En effet, un mois plus tard, le 12 septembre 1687, le fameux capitaine d'origine néerlandaise rentre à Saint-Domingue avec la Santa Rosa, un vaisseau de 14 canons appartenant à l'Asiento de los Negros, qu'il avait capturé quelques mois plus tôt à la côte de Carthagène, portant 30 000 pesos, produit d'un récente vente d'esclaves à Puerto Belo. Sur ordre de Dumas, le lieutenant de roi, ce navire est conduit au Petit-Goâve où il est jugé de bonne prise en faveur de De Graffe parce que l'équipage de la Santa Rosa, selon le témoignage de ses propres officiers, avait commencé le combat, et surtout en représailles au raid de Corso. Lorsque le gouverneur Cussy, qui est au Port-de-Paix, à la côte nord de l'île, en est informé, il approuve la décision de son lieutenant, mais les hostilités s'arrêteront là, du moins le croit-il. Les vieilles habitudes sont néanmoins très difficiles à briser. Dès février 1688, De Graffe, qui s'est installé à l'île à Vache comme major, charge dont l'a gratifié le roi de France à la suggestion du gouverneur, laisse partir l'un de ses lieutenants nommé Jean Charpin à bord de sa prise La Saint-Rose. Le prétexte est d'aller secourir un petit navire anglais échoué à l'île de la Saône et pour prévenir l'attaque d'une frégate de l'escadre du Guipuzcoa, constituée par des armateurs biscayens pour servir d'auxiliaire à l'Armada de Barlovento. En fait, Charpin et ses camarades sont partis pour une très longue course qui les conduira jusqu'en Nouvelle-Angleterre, en Afrique occidentale puis en Guyane, le temps pour ces pirates de revenir dans la mer des Antilles au début d'une nouvelle guerre avec l'Espagne. Ce sera d'ailleurs au cours de cet autre conflit (la Guerre de la ligue d'Augsbourg) que la colonie de Saint-Domingue connaîtra ses deux premières véritables invasions (1691 et 1695) et non plus seulement de petits raids contre des plantations ou des quartiers isolés comme l'avaient fait Blas Miguel Corso et d'autres flibustiers espagnols avant lui.

Copyright © Raynald Laprise, 2007.

Sources

Le récit de cette attaque contre le Petit-Goâve est reconstitué d'après les sources manuscrites qui suivent. Cette liste n'est pas exhaustive, puisqu'un certain nombre d'informations contextuelles ont été puisées dans d'autres documents provenant des mêmes fonds d'archives, mais qui ne sont pas cités ci-dessous.

FR ANOM/COL/C9A/1 (correspondance reçue des gouverneurs de la Tortue et de Saint-Domingue, 1664-1688) :

  • Mémoire du sieur de Cussy (gouverneur de Saint-Domingue) au marquis de Seignelay, Port-de-Paix, 27 août 1687; qui relate notamment l'attaque espagnole et auquel est jointe une copie des interrogatoires de Blas Miguel et de certains hommes.

AGI SANTO DOMINGO,109 (correspondance reçue des gouverneurs par intérim de la Havane et du gouverneur et capitaine général de Cuba, 1687-1688) :

  • R.2,N.29 : Lettre d'Andrés de Munibé au roi d'Espagne, 7 novembre 1687, et pièces jointes (notamment copies de la commission de garde-côtes donnée à Blas Miguel, de la déclaration de l'un de ses hommes et d'une lettre adressée au gouverneur français de Saint-Domingue).
  • R.3,N.48 : Traduction espagnole d'une lettre de Cussy au gouverneur militaire de la Havane, Port-de-Paix, 4 décembre 1687; pièce jointe à la lettre de Diego Antonio de Viana (gouverneur général de Cuba) au roi d'Espagne, 17 mars 1688.

Référence et URL : Raynald Laprise, « L'attaque espagnole contre le Petit-Goâve en 1687 » In Une histoire de la flibuste. Le Diable Volant: Québec, 2006. [en ligne] https://diable-volant.github.io/flibuste/Livre/textRL_petitgoave1687.html