Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Une définition du métier de flibustier (1677)

Ici et là, l'on trouve des définitions du métier de flibustier. Celle contenue dans le mémoire ci-dessous pourrait être facilement qualifiée de « définition par excellence ». La guerre de Hollande, opposant la France aux Provinces-Unies et à l'Espagne, qui dure depuis quelques années, a donné un nouveau souffle à la flibuste française dans les Antilles. Comme l'on peut le constater à la lecture de ce document, Saint-Domingue est loin d'être à l'abri des attaques ennemies, c'est-à-dire néerlandaises, en dépit de ses flibustiers. En effet, l'auteur du mémoire fait ici allusion à l'attaque de l'amiral hollandais Jacob Binckes contre le Petit-Goâve, le principal port de relâche des flibustiers, en juillet 1676. Cette information permet d'identifier à coup sûr cet auteur d'un mémoire qui ne porte aucun signature : il s'agit du capitaine dieppois Adrien Le Blanc, qui est l'auteur, ou du moins l'inspirateur, d'un fort beau plan en couleur nommé Le combat du Petit-Goâve, arrivé le 15e juillet l'an 1676 (BnF CPL GE SH 18 PF 149 DIV 8 P 1 RES), lors duquel il était maître du navire Le Lys Couronné, capitaine Jean Ducasse, qui fut pris par l'amiral Binckes. Comme il le remarque, les flibustiers ne sont que de peu d'utilité pour la défense de Saint-Domingue, et ils servent surtout à semer la terreur dans les colonies espagnoles voisines. Près de la moitié des flibustiers, soit 600 hommes, se sont réunis à Saint-Domingue dès le mois de septembre 1676 pour tenter une entreprise commune. Leur général, c'est-à-dire, leur commandant en chef, est alors le marquis de Maintenon. Dernière précision, comme son titre l'indique, le mémoire a été remis par François Bellinzani, intendant de commerce et premier commis du ministre Colbert, à qui le document est vraisemblablement destiné. Ce financier mantouan naturalisé français avait été l'un des directeurs de la défunte Compagnie des Indes occidentales et qui agissait maintenant comme liquidateur des actifs de celle-ci. Enfin, dans la précédente version de cette page, j'avais erronément attribué la paternité de ce mémoire au sieur de Pouançay, alors gouverneur de Saint-Domingue.

R. Laprise.

description : mémoire [du capitaine Adrien Le Blanc] touchant la colonie de Saint-Domingue, transmis par François de Bellinzani (intendant général du commerce et inspecteur général des manufactures), 1677.
source : FR ANOM COL/C9B/1/.
contribution : Arne Bialuschewski (2015).

Mémoire envoyé par M. Belinzani sur les boucaniers et sur l'état des établissements faits à St-Domingue, 1677.

L'île de Saint Domingue a environ 280 lieues de tour. La partie qui est habituée par les François est celle du nord, et celle de sud par les Espagnols.

Le premier établissement au vent, à la pointe de l'est, est l'île de la Samana, distante environ d'une portée de mousquet de la grande terre de St-Domingue, et où il ne peut naviguer entre les deux que des petits canots. Elle peut avoir environ six lieues d'étendue, et peu habitée. Il y a environ 100 hommes, tant boucaniers qu'habitants, mais les deux tiers s'occupent à la chasse des boeufs et sangliers, qui passent à la grande terre pour faire ladite chasse. Ce n'est pas qu'il n'y en ait audit lieu, mais non pas suffisamment pour les occuper tous. L'on y fait quelques indigos et tabacs. Ce sont ceux qui sont les plus près des Espagnols et qui vont souvent dans leurs habitations. Tous lesdits habitants et boucaniers sont armés et gens d'exécution.

Le second établissement est celui du Cap Français, distant de ce premier d'environ 65 à 70 lieues, divisé en 3 quartiers qui sont à demie lieue l'une de l'autre. Ainsi je n'en ferai qu'un article. Leur nom est la Petite Anse et le trou Charles-Morein. Il y peut avoir environ 450 à 500 hommes en état de porter les armes, et qui sont même armés, et environ 250 à 300 engagés, non armés, dont partie son en état de porter les armes. Lesdits quartiers sont établis depuis trois à quatre années et où l'on cultive toutes les terres en tabac, et peu de gens sont occupés à la chasse des boeufs, qu'on nomme boucaniers. Il l'était autrefois bons en ce dit quartier, mais les Espagnols, qui ne sont qu'à 70 ou 80 lieues desdits quartiers, ont souvent fait des courses sur eux, et qui en ont tué et pris plusieurs, et même sont venus l'année 1674 brûler de leurs maisons et leurs établissements. Il y a audit lieu une manière de port, dont l'accès est très dangereux pour les vaisseaux à cause de nombre d'écueils.

Il y a à 2 lieues dudit lieu un très beau port et propre pour toute sorte de vaisseaux, étant à couvert de tous les vents, hormis celui de nord. L'on le nomme le Port Français. C'est l'endroit où le général Binkes a été mouiller l'ancre et prendre ses nécessités lorsqu'il est venu à ladite côte l'année passée.

Auparavant de venir à l'île de la Tortue, dudit lieu ci-dessus, qui est distante de 12 lieues, il y a quelques habitations qui joignant le nombre d'hommes avec ladite île de la Tortue, distante de la terre de 2 lieues, feront environ 120 hommes en état de porter les armes et environ 80 engagés non armés. Leur occupation est au tabac et aliments pour vivres. Il y a à ladite île un bon mouillage, et même un port pour des vaisseaux, depuis 10 jusques à 16 pieds d'eau.

Le Port-de-Paix est distant de la Tortue de deux lieues, y compris en ce dit quartier 3 ou 4 petit établissements, joignant lesquels il y a environ 300 hommes en état de porter les armes, et dont la plus grande partie sont armés. Il y a environ 150 engagés sans armes. Ils sont occupés à faire du tabac et vivres.

Il y a une distance de 60 lieues de cette habitation jusqu'à celle du Cul de Sac, où commence la partie du Sud. La terre n'étant pas propre à habituer, n'y même accessible à cause des montagnes et de la stérilité des lieux, et quoiqu'il ait divers quartiers audit Cul de Sac, je n'en fait qu'un général, après les avoir nommés tous, savoir :

La Reaht, d'environ 25 hommes portant les armes.

Léogane, distant de ce premier de 6 lieues, où il y a 500 hommes portant les armes, dont partie sont armés, et 250 à 300 engagés.

Le Grand Gouave, distant de Léogane de 4 lieues; il y a environ 70 à 80 hommes, dont partie armés, et 50 à 60 engagés.

Le Petite Gouave, distant du Grand Gouave de 2 lieues, a environ 600 hommes, dont partie sont armés, et environ 200 engagés. C'est l'endroit où il y a un parfaitement beau port, où toutes sortes de vaisseaux peuvent entrer en tel nombre que l'on voudra. La nature l'a fortifié pour peu qu'on veuille y contribuer. Et l'on le pourra remarquer par la plan général que j'en ai fait faire de la prise des vaisseaux par le général Binkes l'année passée. L'occupation de tous les habitants de ce golfe n'est qu'à cultiver leurs terres en tabac et vivres, et autres à la chasse du sanglier. Ils ont communication les uns aux autres aisément par de grands chemins.

Il y a, à 7 lieues du Petit Gouave, deux cantons nommés Nippe et Le Rouchelot, où il y a environ 70 à 80 hommes portant les armes, et 30 à 40 engagés. Ils peuvent communiquer par terre avec ceux du Petit Gouave, mais avec beaucoup de peine. Ils sont occupés au tabac, vivres et chasse du sanglier.

La Grande Ance, distante d'environ 12 lieues du quartier ci-dessus, que l'on n'a communication que par mer, a environ 90 hommes portant les armes, et environ 40 à 50 engagés. Ils s'occupent au soin du tabac, vivres et chasse des boeufs et sangliers.

L'île à Vache, distante d'environ 50 lieues de la Grande Ance, est le dernier endroit où les Français fréquentent. Il n'y a que 10 à 12 habitants qui ne s'occupent qu'à la chasse et à faire des vivres pour fournir à des corsaires, où ils s'assemblent ordinairement lorsqu'ils font quelque projet, et comme il y a audit lieu des bestiaux, ils y chassent pour s'envituailler. Ladite île est grande d'environ 10 à 12 lieues, distante de 2 à 3 de la Grande Terre.

Comme le dénombrement des gens n'a jamais été fait, il est impossible d'en dire le nombre positivement, et je suis assuré qu'il s'en trouverait un plus grand nombre que ce que je déclare.

Il y a, outre cela, environ 1000 ou 1200 hommes qu'on appelle flibustiers, qui sont ceux qui vont ordinairement en courses et aux descentes sur les Espagnols, et qui sont des braves gens très bien armés. Il est impossible d'en dire précisément le nombre, mais par l'expérience que j'ai, je crois qu'il y a ce nombre, étant à ma connaissance qu'il en est parti une flotte, dont le général est le marquis de Maintenon, de 600, et il y avait outre cela 2 à 3 corsaires séparés, sans ceux qui ne se sont point embarqués. Leur manière de vivre est toute particulière. Ils ne vont en descentes sur les Espagnols, et en course, que pour avoir de quoi venir boire et manger au Petit Gouave et à la Tortue, et n'en partent jamais tant qu'il y a du vin et eau-de-vie, ou qu'ils aient de l'argent, ou des marchandises, ou crédit pour en avoir. Après quoi ils font choix du capitaine ou bâtiment qui leur convient le mieux, sans en épouser aucun, car ils n'embarquent que pour 8 jours de vivres ordinairement. Ils quittent partout où il leur plaît. Ils obéissent très mal en ce qui regarde le service du vaisseau, s'estimant tous chefs, mais très bien dans une entreprise et exécution contre l'ennemi. Chacun a ses armes, sa poudre et ses balles.

Leurs vaisseaux sont ordinairement de peu de force et mal équipés, et ils n'ont proprement que ceux qu'ils prennent sur les Espagnols. Il y avait à la côte, le mois de septembre dernier que j'en suis parti, 10 à 12 corsaires, tant petites frégates que barques, sans y comprendre divers canots avec quoi ils vont souvent en courses et surprennent des vaisseaux de nuit dans le port et aux rades.

Si l'on avait quelque dessein de se servir des flibustiers et de leurs vaisseaux, il ne serait pas difficile de les assembler en envoyant préalablement un avis à M. de Pouançay, gouverneur, qui donnerait les ordres pour envoyer dans les lieux qu'ils fréquentent ordinairement, et les uns aux autres se donneraient cet avis.