Le Diable Volant

Le Diable Volant

Une histoire générale des flibustiers

Les chiens de mer de la reine Elizabeth (1585-1604)

En septembre 1585, une vingtaine de navires, portant près de 2500 hommes, appareillèrent de Plymouth. Ils avaient pour chef sir Francis Drake et pour destination l'Amérique espagnole. Cette entreprise ouvrait l'âge d'or de la course anglaise dans la mer des Antilles. Quoique imposante, elle n'eut qu'un succès modeste. En janvier 1586, Drake se présentait devant Santo Domingo, dont il s'empara. Mais cette prise se révéla peu profitable, Drake n'obtenant que 5% de la rançon qu'il avait d'abord espérée pour la ville. L'amiral anglais se tourna alors contre Cartagena dont il se rendit maître aussi. Même s'il y fit plus de butin qu'à Santo Domingo, la rançon qu'il tira de cette seconde place fut aussi décevante. De plus, la maladie qui se propagea dans ses équipages et la nouvelle que l'Espagne s'apprêtait à attaquer l'Angleterre forcèrent Drake à abandonner ses projets contre Panama et La Havane. En avril 1586, il quittait donc les parages de Cartagena et, au retour, il pillait San Augustín de la Floride, fondée par l'amiral Menendez de Aviles deux décennies auparavant. À son tour, Drake vengeait le massacre des huguenots de la Floride française, vingt ans après le crime perpétré sur ordre de Menendez.

En juin 1586, revenant de Floride, Drake relâcha avec sa flotte à l'île Roanoke, dont sir Walter Raleigh, qui avait obtenu de la reine le privilège de coloniser la Virginie, voulait faire un port d'escale pour les corsaires, à l'exemple de ce que les Français avaient espéré pour leur colonie martyre de Floride. Il n'y trouva qu'une centaine de colons laissés là l'année précédente par sir Richard Grenville, lesquels il ramena avec lui en Angleterre. Une seconde tentative de colonisation de Roanoke, dès l'année suivante, se solda aussi par un échec. La majorité des colons choisirent d'abandonner l'île après quelques semaines d'occupation seulement, suivant en Angleterre leur gouverneur John White. Lorsque celui-ci revint à Roanoke trois ans plus tard (août 1590), il n'y trouva pas âme qui vive. L'aventure anglaise en Virginie s'était arrêtée pour une quinzaine d'années. Des hommes comme Raleigh avaient désormais mieux à faire: armer des navires pour attaquer les Espagnols sur mer partout où cela était possible, et surtout en Amérique. Fait significatif, White n'était qu'un simple passager à bord des deux bâtiments commandés par Abraham Cocke, qui le menèrent à Roanoke la seconde fois. En effet, Cocke avait auparavant rôdé (juillet 1590) aux côtes de Cuba à la tête de cinq navires. Alors qu'avec deux de ceux-ci il gagnait la Virginie, son vice-amiral Christopher Newport, avec les trois autres, défaisait deux vaisseaux de la flotte de la Nouvelle-Espagne à la côte de La Havane. Par malchance, Newport ne put rien tirer de ces deux prises, car l'une sombra et l'autre s'échoua hors de sa portée. En plus, lors du combat, il avait perdu son bras droit! Ainsi commença la longue carrière de Newport comme corsaire dans les Antilles, où il sera en croisière presque à chaque année jusqu'à la mort de la reine Elizabeth.

De 1586 à 1590, les armements anglais, à partir de ports tels que Londres et Plymouth, à destination de l'Amérique espagnole avaient pourtant été peu nombreux, parce que l'Angleterre avait d'abord eu besoin de tous ses corsaires pour neutraliser (1588) l'Armada de Felipe II. L'un des principaux armateurs de ces premières années de guerre fut sir George Carey, puissant personnage, dont l'un des capitaines, William Irish, avait d'ailleurs visité Roanoke en 1587 après une course vers Cuba. Plus important encore était le riche négociant londonien John Watts senior, lequel avait financé en partie l'armement de la flotte de Cocke (1590) et une autre expédition de force similaire deux ans plus tôt. En 1591, ces armateurs et d'autres avaient un nombre important de corsaires rôdant aux côtes des Grandes Antilles. D'abord, en mai, Newport avec deux bâtiments londoniens troubla la navigation dans les parages de La Yaguana, bourg à la côte ouest de la première des deux îles. Il y fut rejoint par William Lane et trois autres capitaines armés par Watts et Raleigh. Les deux mois suivants, Lane, sa flotte et l'associé de Newport, auxquels se joignirent quelques corsaires armés par Carey, bloquèrent littéralement le port de La Havane, y faisant plusieurs prises notamment la Trinidad chargée dÕargent et de cochenille, cargaison estimée à 20 000 livres. À ces prises sur mer s'ajoutèrent, dès l'année suivante, celles faites à terre.

Pourtant, dès 1586, à la suite de la grande expédition de Drake, sur ordre du roi Felipe II, l'ingénieur d'origine italienne Juan Bautista Antoneli et un militaire expérimenté Juan de Tejeda avaient entrepris le renforcement des principales escales des deux flottes aux trésors: Cartagena, San Juan de Ulúa, La Havane, San Juan de Puerto Rico et Santo Domingo. La protection des flottes elle-même, celle de la Nouvelle-Espagne et celle de Terre Ferme, fut améliorée par le remplacement des vieux galions par des vaisseaux d'escorte plus rapides. De même, les principaux ports américains se dotèrent de galiotes, bâtiments à rames, fort efficaces pour garder les côtes contre les pirates. Ces mesures empêcheront évidemment les Anglais d'attaquer les grands ports bien défendus, sauf lorsque réunis en flottes imposantes. Mais les petits bourgs côtiers demeurèrent des proies faciles. Newport, encore, fut l'un des premiers à s'y attaquer.

À l'occasion de sa troisième course aux Antilles, en 1592, le capitaine Newport, avec quatre bâtiments, pilla d'abord Ocoa (à la côte sud d'Hispaniola). Puis, à la fin d'avril, il faisait descente à La Yaguana, à la tête d'une centaine d'hommes, étant toutefois repoussés par 200 cavaliers espagnols. Quelques jours plus tard, il n'en brûlait pas moins la place et le bourg voisin de Guava. Mettant ensuite le cap vers le golfe des Honduras, il y fut plus heureux en se rendant maître (en mai) du fort de Trujillo puis de la ville côtière de Puerto de Caballos, laquelle deviendra une cible habituelle des Anglais au cours des prochaines années. Quittant le Honduras en juin pour rentrer en Angleterre, il en ramena un excellent butin. Le même mois, une douzaine d'autres corsaires anglais hantaient la côte nord de Cuba comme l'année précédente: Benjamin Wood avec quatre vaisseaux armés par lord Thomas Howard, le capitaine William King avec trois autres, et William Lane avec trois toujours pour le compte de Watts, qui tous ensemble capturèrent un vaisseau richement chargé venant du Honduras.

En 1593, au moins trois petites flottes furent envoyées aux Antilles: celle de sir John Burgh avec Newport parmi ses capitaines, celle de Lane armée encore une fois par Watts; et enfin celle de James Langton, le meilleur capitaine de George Clifford comte de Cumberland, ce grand armateur et amiral corsaire, fort estimé de la reine. Il y avait aussi quelques corsaires isolés, tel William Parker, un capitaine de Plymouth qui finançait ses propres expéditions, lequel deviendra aussi fameux que Newport. Côtoyant ces chiens de mer, les aventuriers français n'avaient pas cessé de fréquenter Hispaniola, toujours pour y traiter des cuirs avec les colons espagnols. D'août 1593 à avril 1594, une dizaine de contrebandiers normands furent en effet signalés aux côtes nord et sud de l'île. Le capitaine Charles Bougard de La Barbotière, de Caen, secourut ainsi quelques uns des hommes du capitaine anglais James Lancaster, lequel avait perdu son navire à l'île Mona. Lancaster lui-même trouva passage, en avril 1594, sur un navire dieppois commandé par Jean Noyer. Le même mois, les capitaines havrais François Decqueville et Louis Tullier eurent moins de chance au cap Saint-Nicolas, à la côte ouest d'Hispaniola. Sous prétexte que la Havre était aux mains de la ligue catholique laquelle luttait en France contre le nouveau roi Henri IV, le capitaine Lane se saisissait de leurs navires qu'il mena en Angleterre avec ses prises espagnoles.

Les relations entre Anglais et Français étaient généralement meilleures, les aventuriers des deux nations s'entendant entre eux pour piller les Espagnols. L'un des meilleurs exemples fut l'association que formèrent le capitaine Parker et Jérémie Raymond, un corsaire dieppois, en avril 1594. Avec quelques petits bâtiments, ils commencèrent par croiser au large de l'île Saona puis ils se rendirent dans les Honduras à dessein de prendre Puerto de Caballos. Cette petite cité portuaire venait tout juste d'être victime de deux attaques: d'abord par James Langton (en mars) qui s'y rendit après un séjour de plusieurs semaines à piller les côtes d'Hispaniola, puis par Newport (en avril) lors de son cinquième voyage. À la tête d'une cinquantaine d'hommes seulement, Parker et Raymond réussirent encore mieux que leurs prédécesseurs et prirent la place en mai, s'en retirant somme toute avec un bon butin. Exactement un an plus tard (mai 1595), Parker récidivait seul à Puerto de Cabellos, mais cette fois les Anglais ne prirent pas grand chose. Quelques mois plus tard, en juillet, son vieil associé Raymond la mettait à sac aussi, puis il se retirait à l'île Utila, dans le golfe des Honduras, où il mourut en combattant des Espagnols partis de Trujillo pour le prendre. Les aventuriers français avaient d'ailleurs tout le loisir d'attaquer légalement les Espagnols, puisqu'en janvier 1595, après avoir adjuré le protestantisme et s'être converti au catholicisme, le roi Henri IV avait déclaré la guerre à l'Espagne, qui avait soutenu ses adversaires de la ligue catholique

Des gentilshommes aventuriers

Entre-temps, sir Walter Raleigh n'avait pas abandonné l'idée de donner à l'Angleterre un empire colonial en Amérique. C'était vers le mythique Eldorado que se tournèrent ses convoitises. Dès 1594, il avait détaché vers la Guyane un certain Jacob Whiddon, lequel fit escale à l'île Trinidad, dont le gouverneur, Antonio de Berrio, l'avait entretenu des histoires circulant sur l'Eldorado, que lui-même avait cherché durant des années. Les beaux discours de Berrio lui épargnèrent de voir Trinidad pillée en février 1595 par Robert Dudley, un bâtard du comte de Leicester l'un des favoris de la reine, qui fit cette année-là un voyage en course dans les Antilles. En avril 1595, Raleigh en personne, avec quatre vaisseaux, se présentait à Trinidad, dont il s'emparait, faisant prisonnier Berrio, lequel lui communiqua sa folle passion de la quête de l'Eldorado.

Entre le départ de Dudley et l'arrivée de Raleigh, Amias Preston, George Somers et quelques autres corsaires s'étaient eux aussi trouvé dans les parages de Trinidad et de sa voisine Margarita. De là, ils passèrent à Cumana où ils firent une rencontre étonnante: deux contrebandiers zélandais armées à Middelbourg par Balthasar De Moucheron. Si quelques Néerlandais s'était risqués dans la mer des Antilles depuis le début des années 1570, les armements des Provinces Unies des Pays-Bas vers l'Amérique espagnole ne commencèrent vraiment que cette année-là, une fois que la révolte des sept provinces septentrionales des Pays-Bas contre le roi d'Espagne soit entrée dans une phase offensive. Pendant que Preston et ses capitaines allaient faire descente à Caracas qu'ils pillèrent tout comme la ville de Coro, les Néerlandais poursuivaient paisiblement leur traite, étant encore là lorsque, à la fin de juin, Raleigh et sa flotte s'y présentèrent à leur tour après avoir exploré les bouches de l'Orénoque à la recherche de l'Eldorado. Plus pragmatiques, les Néerlandais reviendront en grand nombre à la côte de Cumana... mais pour le sel de Punta de Araya.

Entre-temps, en Angleterre, un second grand armement se préparait contre les colonies espagnoles. Encore une fois, ce fut Drake qui en obtint le commandement, qu'il dut cependant partager avec son parent sir John Hawkins à la requête de la reine. En force, la flotte de Drake surpassait la première: six vaisseaux de la reine et vingt et un corsaires, portant en tout 2500 hommes, dont 1000 soldats. Mais, dès son arrivée devant San Juan de Puerto Rico, en novembre 1595, l'expédition commença sur un mauvais pied. D'abord, le vieux Hawkins, malade depuis deux semaines, mourut. Et Drake, après avoir tenté un débarquement à San Juan dont le gouverneur avait bloqué le port en y coulant des navires, se résignait à gagner la côte de Carthagène. En décembre, ses troupes mirent facilement à sac Rio de la Hacha et Santa Marta, places de peu d'importance. Quant à Cartagena, désormais trop bien défendue, il ne fallait pas y songer tout de suite. Drake se rendit donc en terre connue, le Panama. Ses troupes débarquèrent à Nombre de Dios en janvier 1596, mais elles durent se rembarquer, avec de lourdes pertes, devant la forte opposition des Espagnols. Cependant, les Anglais avaient un autre ennemi: la dysenterie. Après son échec à Nombre de Dios, Drake fit relâcher sa flotte au Costa Rica, puis deux semaines plus tard, il retournait aux côtes du Panama, plus précisément au large de Puerto Belo qui avait remplacé Nombre de Dios comme port d'escale des galions. Ce fut là, le 2 février 1596, que Drake mourut de maladie. Celle-ci décima la flotte anglaise, que sir Thomas Baskerville ramena en Angleterre après un bref combat (avril suivant) contre une flotte espagnole aux côtes de Cuba.

Cette année 1596, les corsaires anglais isolés furent plus heureux, comme le capitaine Anthony Hippon qui captura un vaisseau portugais allant d'Hispaniola à Cartagena, prise légale puisque le roi d'Espagne régnait alors sur le Portugal. Par ailleurs, vers la fin de l'année, huit corsaires commandés et armés par sir Anthony Sherley faisaient leur apparition aux Antilles. Quoique généralement peu profitable en termes de butin, l'expédition de Sherley se signala par la prise de plusieurs petites places espagnoles d'importances secondes. D'abord, quelques jours avant Noël, Sherley et ses hommes s'emparèrent de Santa Marta, qu'ils quittèrent au début de la nouvelle année. Leur prochain objectif fut la Jamaïque, où ils débarquèrent le 8 février 1597, se rendant maîtres de la capitale (Santiago de La Vega) le jour même. Là, ils furent renforcés par deux petits bâtiments commandé par Michael Geare, qui avait rompu quelques semaines plus tôt avec son associé, le capitaine Newport. Un autre habitué de ces voyages, William Parker, vint aussi (le 12 mars) avec deux bâtiments, se placer sous les ordres de Sherley. Ensemble ils se rendirent dans le golfe des Honduras où ils prirent (le 10 avril) le fort de Trujillo puis Puerto de Caballos (le 17 du même mois), lesquels ne s'étaient guère remis des attaques des années précédentes. Après cette descente, les Anglais se séparèrent. Tandis que Sherley avec sa flotte gagnait Cuba, Geare se rendait aux côtes de Campêche où il captura un vaisseau chargé de bois de teinture. Parker, qui aurait voulu passer à la mer du Sud par les Honduras ce à quoi ses associés n'avaient pas consenti, suivit Geare. En mai 1597, il mettait à sac la ville de San Francisco de Campêche. Après cette prise, le capitaine Richard Henne, son associé, fut cependant pris par deux frégates espagnoles puis exécuté avec son équipage.

En juin 1597, pendant que Sherley, Geare et Parker s'apprêtaient tous à rentrer en Angleterre, une autre flotte corsaire apparut aux côtes du Venezuela. C'était John Watts junior, avec quelques vaisseaux armés par son père, qui pillait et rançonnait la Rancheria, centre de pêche perlière, près de Rio de la Hacha. L'année suivante, une menace beaucoup plus sérieuse pesa sur les colonies espagnoles: le comte de Cumberland équipa une flotte corsaire pour un voyage aux Antilles, armement surpassé en importance uniquement par les deux flottes du défunt Drake. À l'exemple de ses courses européennes, Cumberland prit lui-même le commandement de la vingtaine de navires engagés dans l'entreprise, dont un peu moins de la moitié lui appartenait en propre. Et, le 16 juin 1598, Cumberland faisait débarquer ses troupes à San Juan de Puerto Rico. La majorité des Espagnols ayant abandonné la place pour fuir à l'intérieur de l'île, Cumberland obtint la reddition de la ville de San Juan et du fort le dernier jour du mois. La prise de Puerto Rico apporta au comte plus de gloire que de richesse. En fait, s'il l'avait pu, il aurait conservé l'île à l'Angleterre: il projetait d'y laisser 300 hommes en garnison. Encore une fois la maladie qui se propagea parmi les équipages anglais empêcha le comte de mettre ce projet à exécution. Ainsi, le 26 juillet, Cumberland appareillait de Puerto Rico et arrivait en Angleterre en octobre suivant, ayant perdu dans cette entreprise plus de 600 hommes, la plupart morts de maladie.

Vers la fin de la guerre

L'année de l'expédition de Cumberland, la France et l'Espagne mirent fin, par la paix de Vervins (mai 1598), à la guerre qui les opposait depuis le début de la décennie. À l'exemple des paix précédentes entre les deux royaumes, la question américaine demeura en suspens: les particuliers français pouvaient toujours se risquer en Amérique espagnole... À leurs risques et périls, ce que continuèrent d'ailleurs de faire sans se gêner les marins des ports de Normandie. Quant à l'Angleterre, elle poursuivra les hostilités avec l'Espagne pendant encore cinq ans, le temps pour les corsaires anglais de réaliser encore quelques belles actions en Amérique.

Le capitaine Newport, qui, depuis 1596, grâce au butin économisé lors de ses courses américaines précédentes, pouvait participer financièrement à l'armement des navires qu'il commandait, entreprit sa huitième croisière (1599-1600) au cours de laquelle il pilla le bourg de Tabasco, au Mexique. En juin 1600, ils furent une dizaine de corsaires à troubler la navigation à la côte de La Havane, et même y piller quelques plantations. Mais l'exploit le plus retentissant revint à William Parker. Après avoir pillé l'île Cubagua (Venezuela), avec ses trois petits vaisseaux, il s'emparait de Puerto Belo à la tête de 150 hommes, en février 1601. Cette prise fut plus glorieuse que lucrative, puisque l'argent du Pérou qui y transitait habituellement avait déjà été expédié, presque en totalité, à Cartagena. À son retour en Angleterre, Parker n'en fut pas moins élu maire de Plymouth: c'en était fini pour lui de la course. Newport aussi allait bientôt cesser ses activités de corsaire. Au début de 1602, l'infatigable capitaine revenait aux Antilles pour son neuvième et dernier voyage. Après plusieurs mois en course aux côtes de Cuba et d'Hispaniola, il renvoya son associé avec leurs prises en Angleterre. Enfin, à Guanahibes (côte occidentale d'Hispaniola), Newport formait une association (novembre 1602) avec deux autres vétérans corsaires, les capitaines Geare et Hippon. Aux Anglais se joignirent Jean Boucher et quatre autres capitaines havrais et dieppois, lesquels traitaient alors des esclaves avec les colons espagnols. Tous ensemble, ils appareillèrent pour le golfe des Honduras, à dessein d'y enlever les deux principaux galions de la flotte de la Nouvelle-Espagne qui devaient y charger les richesses de cette province. Touchant d'abord la Jamaïque (janvier 1603) où ils furent repoussés avec quelques pertes, les aventuriers anglais et français se présentèrent devant Puerto de Caballos le 17 février 1603. Après huit d'heures d'un furieux combat, ils prirent les deux galions espagnols, qui portaient surtout des cuirs. Pendant dix-huit jours, ils occupèrent Puerto de Caballos. Le butin partagé, Newport et ses capitaines prirent la direction de La Havane où ils firent quelques prises supplémentaires avant de rentrer en Angleterre. Quant à leurs associés français, ils retournèrent à Hispaniola.

Lorsque Newport arriva en Angleterre, la vieille reine Elizabeth était morte. Le roi d'Écosse, James VI, avait été choisi pour lui succéder. Dès son accession au trône anglais (mars 1603), le nouveau monarque, qui n'avait aucune sympathie pour les corsaires, avait clairement exprimé son désir d'en venir à une paix avec l'Espagne. En juillet 1603, tous le comprirent lorsqu'il proclama que toute prise espagnole faite après le 4 mai précédent devait être restituée, ce qui causa quelques tracasseries juridiques à Newport et ses armateurs à propos des prises faites aux Honduras. La paix officielle vint l'année suivante avec le traité de Londres. Ignorant la cessation des hostilités, certains capitaines anglais continuèrent leurs déprédations dans la mer des Antilles, tel Christopher Cleeve, parti en expédition peu de temps après la mort de la reine, qui mit à sac Santiago de Cuba (mai 1603) avant de pirater en compagnie de quelques bâtiments anglais à l'origine armés en traite. Signe des temps, lorsque Cleeve revint en Angleterre (mai 1604), le capitaine Newport en appareillait pour les Antilles, cette fois pour un voyage de commerce (ou mieux, de contrebande) avec les colonies espagnoles.

Lutte à la contrebande

Depuis 1599, à la suite des arrêts du roi d'Espagne leur interdisant l'accès aux salines espagnoles et portugaises, les Néerlandais, surtout ceux de la province de Zélande, s'étaient mis à envoyer des flottes à Punta de Araya, située entre l'île Margarita et la côte de Cumana, et dont le sel était de très grande qualité. Dans l'économie des Pays-Bas, le sel jouait alors un rôle essentiel. Les Zélandais avaient développé et perfectionné un processus de blanchiment du sel, lequel était demandé partout en Europe, notamment par leurs compatriotes de la province de Hollande pour leur industrie de pêche. De 1599 à 1605, plus de cent bâtiments néerlandais visitèrent chaque année les salines d'Araya. évidemment cette présence amenait aussi des actes de pirateries de la part des Néerlandais, qui seront en guerre avec l'Espagne jusqu'en 1609. Ils se gagnèrent aussi une participation au commerce interlope, aux côtés des Français, à Cuba et Hispaniola, et aussi au Venezuela, surtout pour le tabac à l'exemple des Anglais qui dès avant la fin de la guerre trafiquaient activement à l'île Trinidad.

La fin des hostilités en Europe, avec la France puis l'Angleterre, permit à l'Espagne de se concentrer sur la protection de ces points faibles de son empire, endroits privilégiés des aventuriers étrangers qui s'y livraient à la contrebande avec les colons. Dès 1601, le Conseil des Indes avait décidé de former une Armada de Barlovento, flotte de huit galions et quatre pataches, pour la défense des colonies contre les corsaires anglais, mais aussi pour chasser les Néerlandais des côtes du Venezuela. Fautes de fonds, le projet de création de cette armada fut reportée. Mais, en 1602, La Havane et Santo Domingo reçurent de nouveaux gouverneurs avec des ordres spéciaux pour supprimer le «rescate», c'est-à-dire la contrebande. L'année suivante quelques équipages anglais et français furent ainsi odieusement massacrés à Cuba et à Hispaniola. Entre-temps, le nouveau roi Felipe III approuvait deux nouvelles mesures: la première était de renvoyer en Amérique l'ingénieur Antoneli pour trouver le moyen le moins coûteux et le plus sûr pour fermer les salines d'Araya aux Néerlandais; la seconde, visant la contrebande, consistait à déplacer les populations de trois bourgs de la côte nord d'Hispaniola vers de nouvelles colonies à proximité de la capitale, Santo Domingo.

En juin 1604, Antoneli visitait Araya et en jugeant les salines impossible à fortifier. Il proposa leur inondation. Encore une fois, le projet fut abandonné par manque de fonds. À Hispaniola, en revanche, les choses allèrent plus rondement. Au printemps de la même année, le nouveau gouverneur Antonio Osorio avait reçu l'édit royal ordonnant la dépopulation des trois centres de contrebande qu'étaient Bayaha, Puerto Plata et La Yaguana, édit assorti d'une amnistie pour tous les habitants d'Hispaniola qui jusqu'ici s'étaient livrés à la contrebande avec les étrangers. En août 1604, les membres du cabildo de Santo Domingo présentaient à l'audience royale un mémoire sur les conséquences dramatiques de cet ordre. Selon ses conclusions, ce mémoire imputait la responsabilité de la contrebande au gouvernement de la métropole, qui n'envoyait, dans les parties éloignées de l'île, qu'un ou deux navires par an pour le commerce. Les marchands de Séville étaient aussi accusés d'être incapables de fournir aux colons des marchandises à prix abordable. Le mémoire argumentait encore qu'il était impossible d'amener dans la partie sud de l'île tout le bétail domestique, estimé à 110 000 têtes. Quant aux habitants, pour la plupart des pauvres blancs, des métis, des mulâtres et des noirs, ils résisteraient et se sauveraient à l'intérieur des terres et, de là, s'engageraient dans la contrebande plus librement que jamais. Enfin, prévenait le mémoire, si l'Espagne abandonnait les ports de la partie occidentale de l'île, les étrangers les occuperaient avec le temps. Cette mise en garde qui se révélera prophétique ne fut pas écoutée.

R. Laprise.

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