Le Diable Volant

Le Diable Volant

Une histoire générale des flibustiers

Au bout de la pique (1560-1585)

La période de paix qui s'amorça entre l'Espagne et la France, quelques années après la mort de Charles Quint, souverain du premier de ces deux royaumes, changea peu de choses en Amérique. Les corsaires en bonne et due forme disparurent certes pour un temps, mais ils furent remplacés par des aventuriers engagés dans la contrebande avec les colonies espagnoles et prompts à passer à la piraterie tant pour se défendre que pour servir leurs intérêts. En effet, durant le quart de siècle suivant la paix de Cateau-Cambresis (1559), le commerce interlope avec colons espagnols se développera dangereusement, au point de devenir un mal pire que la course elle-même. Mais, au tout début de cette période, une autre menace pesa lourd sur les possessions espagnoles. En effet, il y eut une première tentative sérieuse de colonisation, en bordure de l'Amérique espagnole, mise sur pied par des aventuriers français, protestants de surcroît.

Déjà dans les années 1550, des Français, sous la conduite du chevalier Nicolas Durand de Villegagnon, avaient tenté de s'établir au Brésil (terre portugaise), entreprise qui s'était soldée par un lamentable échec. L'un des commanditaires de cette aventure, l'amiral Gaspar de Coligny, par ailleurs le principal chef protestant français, n'abandonna pas pour autant l'idée d'une colonie française en Amérique. Fort de son influence auprès du jeune roi Charles IX, il patronna une seconde entreprise de colonisation, cette fois en Floride, laquelle servirait, entre autres, de base d'opération pour intercepter les flottes aux trésors espagnoles à leur départ de La Havane. Le commandement de l'expédition fut confié à deux capitaines expérimentés, Jean Ribault et René Goulaine de Laudonnière, avec deux vaisseaux du roi pour porter leurs 150 hommes, en majorité des protestants comme eux. Partis du Havre en février 1562, les deux officiers arrivèrent en Floride en mai. Ils y fondèrent un petit établissement, qu'ils baptisèrent Charlesfort en l'honneur du roi, et où ils laissèrent une trentaine d'hommes en garnison. Peu de temps après, ils repassaient en France. Un conflit qui éclata alors entre la France et l'Angleterre, pays auquel se rallièrent maints huguenots dont Ribault lui-même, empêchèrent ce dernier et son camarade Laudonnière de revenir en Floride, comme ils l'avaient promis aux hommes restés à Charlesfort. Las d'attendre, ceux-ci qui avaient tué l'officier laissé à leur tête et qui avaient vécu longtemps de la générosité des Indiens voisins, abandonnèrent la colonie et gagnèrent l'Angleterre.

En avril 1564, la paix à peine revenue en Europe, Laudonnière appareillait de Dieppe à destination de la Floride avec trois vaisseaux et 300 hommes, armement auquel Coligny participa financièrement une fois encore, convaincu plus que jamais de la nécessité de ménager un refuge américain aux Huguenots. Cette fois, Laudonnière s'établit (en juin) à soixante lieues plus au nord de Charlesfort, toujours sur la côte atlantique de la Floride. Il y érigea le fort Caroline, nommé encore en hommage au roi. De mauvaises relations avec les Indiens puis la maladie firent toutefois perdre à Laudonnière beaucoup de son autorité. Dès aoû 1564, une soixantaine de ses hommes se mutinèrent et lui arrachèrent l'autorisation d'aller en course aux Grandes Antilles, avec les deux bâtiments qui restaient à la disposition des colons. N'était-ce d'ailleurs pas à cette fin que l'amiral Coligny s'était d'abord intéressé à la Floride? Mais cette première et dernière entreprise corsaire partie de la Floride française fut désastreuse. Seulement la moitié des hommes revinrent à Caroline (mars 1565), où les chefs furent exécutés par Laudonnière pour mutinerie. De plus, leurs pirateries au large de l'île Hispaniola confirmèrent les autorités espagnoles dans leurs soupçons concernant l'établissement français de Floride.

Au printemps 1565, une puissante flotte quittait l'Espagne à destination de l'Amérique. Son commandant, Pedro Menendez de Aviles, avait ordre exprès du roi Felipe II d'expulser les pirates hérétiques des côtes de Floride. Vers le même moment partait de France des renforts pour Laudonnière et ses colons en la personne de son ancien associé Ribault, avec sept navires et un peu plus de 300 hommes. Au début de septembre, une partie de la flotte de Ribault arrivait devant fort Caroline. Mais elle fut bientôt rejointe par la puissante flotte de Menendez. Avant la fin du mois, tout était terminé: le refuge huguenot en Amérique rêvé par Coligny avait vécu. Menendez fit exécuter la plupart des Français, tant hommes, femmes qu'enfants, qui tombèrent aux mains de ses soldats, parmi lesquels Ribault qui s'était réfugié dans une baie plus au sud sur la côte, laquelle prit ensuite le nom de Matanzas (« massacre »en espagnol). Laudonnière et Jacques, le fils de Ribault, ramenèrent les survivants à Dieppe en décembre. Véritable Saint-Barthélémy avant le mot, l'action de Menendez en Floride contre les huguenots contribuera à entretenir pendant encore longtemps la réputation de cruauté et de férocité des Espagnols en Amérique, et servira de prétexte aux aventuriers, protestants ou non, qui feront la guerre aux premiers tant par mer et par terre en temps paix. Quant aux Espagnols, ils furent confortés dans leur opinion que la majorité des « pirates »qui hantaient leurs Indes étaient des hérétiques.

Le massacre de Floride fut néanmoins vengé dès avril 1568 par le capitaine Dominique de Gourgues, qui avait armé en course à Bordeaux trois petit vaisseaux avec 180 hommes d'équipage au mois d'aoû précédent. Après une croisière aux Antilles, il fit descente à San Mateo, l'ancienne Caroline où Menendez avait mis une garnison. Alliés à des Indiens, Gourgues et ses hommes foudroyèrent littéralement les soldats espagnols, dont ils tuèrent une bonne partie en prenant le fort d'assaut. Maîtres de la place, les corsaires français brûlèrent et rasèrent tout, massacrant la majorité des Espagnols: Gourgues fit ensuite exécuter les trente derniers qui avaient échappé à la fureur de ses hommes.

La traite des esclaves

L'attaque de Menendez eut été moins sanglante si Laudonnière et ses colons avaient écouté un capitaine anglais qui avait fait escale en Floride en aoû 1565, quelques semaines avant l'arrivée de la flotte espagnole, et qui avait offert aux Français de les conduire en Angleterre. Cet Anglais était nul autre que John Hawkins, l'un des plus fameux marins et marchands de son époque, lequel dans son domaine faisait, lui aussi, figure de pionnier. Comme son père et son frère avant lui, Hawkins avait d'abord fréquenté les côtes du Brésil et de Guinée. à l'occasion de ces voyages, il s'était fait d'utiles relations parmi les notables des îles Canaries, importante colonie espagnole au large de l'Afrique occidentale. De ses contacts avec les Portugais et les Espagnols, il apprit qu'il y avait beaucoup d'argent à gagner en approvisionnant les colonies américaines de l'Espagne en esclave noirs.

En Amérique espagnole, la main-d'oeuvre servile africaine avait remplacé de bonne heure les Indiens, dans les Grandes Antilles d'abord, puis ensuite un peu partout dans les colonies du Mexique et de la Terre ferme, où ils travaillaient sur les plantations de sucre, de cacao, de tabac et des autres produits américains. En 1563-1565, Hawkins effectua ainsi deux voyages négriers aux Antilles, dont le second avec le soutien financier secret de la reine d'Angleterre et de ses ministres. Partout où il passa, à Hispaniola et au Venezuela notamment, le capitaine Hawkins fut fort bien accueilli tant par les populations locales, négligées par la métropole, que par les autorités coloniales, souvent corrompues, avec lesquelles, en infraction aux lois espagnoles, il traita les nègres qu'il avait achetés en Afrique. Mais, outre son enrichissement personnel, l'Anglais cherchait à gagner à sa nation une participation légale au commerce des Indes, d'où, par exemple, le fait qu'il acquitta les droits de douanes à chacune de ses transactions avec les Espagnols.

Rapidement informé de cette intrusion, le roi d'Espagne porta plainte à la reine d'Angleterre et obtint momentanément l'arrêt du départ d'une troisième expédition sous les ordres de Hawkins. Celle-ci n'en quitta pas moins Plymouth à la fin de 1566, avec à sa tête, l'un des lieutenants du négrier anglais, John Lovell. Ce dernier ayant joint ses forces à ceux d'une petite flotte d'aventuriers français commandée par Jean Bontemps, se rendit à l'île Margarita où il écoula une partie des esclaves qu'il avait pris en Guinée, étant toutefois moins heureux à Rio de la Hacha dont le nouveau gouverneur lui refusa la permission de commercer. La présence de corsaires français tel que Bontemps aux côtés des contrebandiers anglais ne doit pas étonner. En effet, ceux-ci, vers le même temps où Hawkins entreprenait son premier voyage négrier en Amérique, s'étaient lancés eux aussi dans la traite des noirs, qu'ils achetaient, à l'exemple des Anglais, de chefs nègres aux côtes d'Afrique occidentale ou aux Portugais, lesquels, par leur position privilégiée sur le continent africain, avaient alors presqu'un monopole sur ce commerce. Mais, assez souvent, les Français attaquaient tout simplement les vaisseaux portugais qu'ils dépouillaient de leurs esclaves, pour aller les revendre aux colons espagnols en Amérique. Dans la seconde moitié des années 1560, ils furent nombreux à être impliqués dans la traite des esclaves, et non des moindres. Bontemps fut le plus fameux d'entre eux, et probablement un précurseur parmi sa nation (dès 1564), comme Hawkins chez les Anglais, qu'il rencontra d'ailleurs aux Antilles. Même Jacques de Sores, célèbre pour son pillage de La Havane au début de la décennie précédente, revint aux Antilles comme corsaire et négrier, avant d'aller commander la flotte protestante de La Rochelle.

Plus souvent que les Anglais, les Français utilisaient la manière forte pour mener leur commerce avec les Espagnols, n'hésitant pas à l'occasion à les dépouiller des esclaves qu'ils leur avaient vendus. Quant à Hawkins, malgré les difficultés rencontrées par son lieutenant Lovell, il demeurait confiant, et entendait mener ses affaires comme par le passé. à la fin de 1567, cette fois avec l'approbation officielle de la reine Elizabeth, qui fournit les deux principaux vaisseaux de l'expédition, il repartait à destination de l'Amérique espagnole. Tout comme Lovell l'année précédente, Hawkins connut maintes rebuffades de la part des gouverneurs espagnols. La situation était aussi envenimée par la présence aux côtés des Anglais de quelques aventuriers français, beaucoup plus intéressés à piller les Espagnols qu'à traiter avec eux des esclaves. En effet, Hawkins fut rejoint notamment par le capitaine Blondel, qui avait participé à l'expédition Le Clerc, une douzaine d'années plus tôt. Comble de malchance, ce troisième voyage de Hawkins se termina, en septembre 1568, par un combat à l'île San Juan de Ulua, devant la Vera Cruz, contre la flotte espagnole. Plusieurs des hommes de Hawkins furent capturés par les Espagnols et le reste, avec leur chef, regagna péniblement l'Angleterre. L'intransigeance de l'Espagne avait empêché les Anglais de commercer pacifiquement. à Hawkins et aux autres marchands anglais désirant se tailler une part de l'empire espagnol des Indes occidentales, il ne restait qu'à utiliser la manière forte à l'exemple des Français.

Francis Drake et autre pirates

Quoique victorieux dans l'affaire de San Juan de Ulua, les Espagnols n'en restaient pas moins étonnés de la hardiesse de ces marins étrangers qui avaient osé aborder le port de Vera Cruz, par où transitaient les richesses du Mexique avant d'être expédiées en Europe. Ils ne furent pourtant pas au bout de leurs peines avec les Anglais dans cette seconde moitié du XVIe siècle. En effet, un jeune parent de Hawkins, Francis Drake, va suivre ses traces dans la mer des Caraïbes et se tailler une grande réputation de pirate pour les uns et de fidèle serviteur de la couronne pour les autres. Dès l'année suivant le désastre de San Juan de Ulua, Drake, financé par Hawkins, entreprenait un voyage (1570-1571) en Amérique, qui, sous prétexte de contrebande, semble, en fait, en avoir été un de reconnaissance. Il entra ainsi en contact avec les Cimarónes, des bandes d'anciens esclaves noirs, qui avaient fui leurs maîtres espagnols et vivaient en petites communautés guerrières, disséminées ici et là le long des côtes de l'Amérique centrale, particulièrement dans les jungles de l'Isthme de Panama. Ce fut d'ailleurs là, dans le golfe de Darien, à un endroit qu'il baptisa Port Pheasant, que Drake enfouit du matériel en prévision de sa prochaine expédition.

Côté français, en 1571, le capitaine Bontemps fut pris au large d'Hispaniola par les Espagnols qui l'écorchèrent vif et tuèrent tous ses hommes à la réserve d'un garçon. La joie de cette nouvelle fut cependant atténuée par une autre que porta à Mérida (au Yucatan), avant la fin de l'année, un pilote espagnol qui avait été capturé à la côte de Campêche par un corsaire du Havre et qui venait de s'en échapper. En France, selon ce que le pilote avait pu apprendre de ses geôliers, se préparait pour l'année prochaine une grosse expédition pour venir attaquer l'Isthme de Panama. C'était plus qu'une simple rumeur. En effet, Philippe Strozzi, un parent de la reine-mère Catherine de Medicis, se vantait de porter un coup terrible aux Espagnols, et armait une flotte en conséquence, ayant même gagné à son projet des capitaines comme Laudonnière et Gourgues. Même si la flotte de Strozzi ne parut jamais dans les eaux américaines, les activités des corsaires français aux Antilles n'en connurent pas moins une recrudescence en 1572. Mais les Espagnols veillaient. Ainsi le capitaine Minguetière, lequel, parti avec un congé pour... les Moluques, se retrouva au large d'Hispaniola où il fut pris. Vers l'île Trinidad, les capitaines Matté et Grandville se faisaient l'un tuer et l'autre sauter en combattant les Espagnols. Le plus intéressant de ces corsaires demeure cependant Guillaume Le Testu, cartographe et navigateur hors pair, retenu prisonnier en Zélande par les Espagnols, desquels le roi Charles IX lui-même avait obtenu la libération. Ce fut lui que Strozzi et l'amiral Coligny choisirent pour aller en avant-garde en prévision du voyage du premier dans les Antilles. Là, Le Testu trouva le capitaine Drake.

Entre-temps, en Angleterre, la reine Elizabeth avait approuvé officieusement (car la guerre ne viendra que plus tard) les entreprises de pillage contre le commerce espagnol en Amérique par droit de représailles. L'objectif de Drake était de s'emparer ni plus ni point que de la flotte de Terre Ferme, appelée aussi les Galions, transportant vers Séville les trésors du Pérou. Avec des moyens relativement modestes, deux petits vaisseaux et à peine 200 hommes, il revint à Fort Pheasant en juillet 1572. Il y érigea un fortin et y assembla trois pinasses démontées qu'il avait emmenée avec lui, petits bâtiments légers à faible tirant d'eau, fort utiles pour le transport des troupes de débarquement. Sa première descente Drake la tentait, le mois suivant, contre Nombre de Dios, par où transitaient alors les marchandises du Pérou avant d'être embarquées sur les Galions, et dont l'Anglais s'empara. Mais il dut se retirer presque aussitôt, sur l'insistance de ses hommes, qui, le voyant blessé par une balle espagnole, le forcèrent à regagner leurs bords. Par la suite, Drake se rendit devant Cartagena où il captura un navire espagnol puis il retourna à l'isthme de Panama. Ce fut là qu'il joignit ses forces avec le capitaine Le Testu qui avait échoué son navire en chassant un vaisseau espagnol. Anglais et Français, alliés à quelques dizaines de Cimarones, tentèrent alors une nouvelle descente dans les environs de Nombre de Dios, au printemps 1573. Drake et Le Testu se rendirent ainsi maîtres d'un convoi de mules venant de la ville de Panama et portant l'argent du Pérou vers l'entrepôt portuaire. Blessé lors de cette attaque, le capitaine Le Testu fut cependant pris par les Espagnols qui n'hésitèrent pas à tuer le Français agonisant. Malgré cette perte, Drake partagea son butin avec les Français de la compagnie de Le Testu puis regagna l'Angleterre où il fut accueilli en héros.

Les cuirs de l'île Hispaniola

Outre le pillage, un produit colonial attirait particulièrement en Amérique espagnole les marchands et les marins du Havre, de Dieppe et des autres ports normands: les cuirs des boeufs sauvages des Grandes Antilles, principalement ceux d'Hispaniola, d'où jusqu'à 50 000 étaient exportés annuellement et officiellement vers Séville dans les années 1550. Ces cuirs de grande valeur étaient destinés aux tanneries de Normandie qui en consommaient une grande quantité. En retour, les Normands vendaient aux Espagnols les draps dit de « Rouen», ville où étaient fabriqués ces textiles fort prisés des colons espagnols.

Dans leurs courses aux « îles du Pérou »comme ils appelaient les Grandes Antilles, les aventuriers normands s'étaient fait des amitiés parmi les populations de la partie ouest de l'île Hispaniola. Et rapidement ils comprirent qu'il serait plus avantageux pour eux et leurs compatriotes marchands d'aller écouler directement les draps de Rouen sur place (au lieu qu'à Séville) contre les cuirs de boeufs. Ainsi naquit vers le milieu des années 1560, la contrebande normande aux Antilles portant essentiellement sur ce produit. Bientôt, aux côtés des draps de Rouen, ces contrebandiers français se mirent eux aussi à faire le négoce des esclaves. Les lieux qu'ils fréquentaient le plus étaient Monte Christi, Bayaha, La Yaguana, Guanahibes et autres petits établissements d'Hispaniola, ainsi que dans les autres grandes îles, Cuba, la Jamaïque et Puerto Rico. Par ailleurs, dans les Petites Antilles qui leur servaient d'escale à l'aller, ils se mirent à nouer des relations d'amitié avec les farouches Indiens Caraïbes. L'un des premiers capitaines impliqués dans cette contrebande fut Guillaume Champaigne. Celui-ci, à la fin de 1568, en rentrant en France après le produit de sa traite à Hispaniola, avait d'ailleurs rescapé à l'embouchure de la rivière Panuco (au Mexique) trois Anglais de la flotte de Hawkins, qui avaient fait le trajet à pied depuis la Vera Cruz où ils avaient été abandonnés. Armant du Havre, Champaigne fit plusieurs voyages vers les Antilles dans les années suivantes, notamment en 1577, 1581 et 1583.

En France, en aoû 1572, à l'occasion de la Saint-Barthélémy, le massacre de plusieurs huguenots, dont leur principal chef, l'amiral Coligny, interrompit pour plusieurs années les initiatives de la couronne contre l'Amérique espagnole. Plus que jamais les voyages en Amérique furent abandonnées à l'entreprise privée. Ainsi, à partir de 1575, la contrebande normande aux Grandes Antilles prit véritablement son essor. Les principaux bâtiments qui armaient au Havre et à Dieppe pour ces voyages étaient alors relativement modestes, jaugeant entre 80 et 120 tonneaux, et ils étaient presque toujours accompagnés de barques d'un tonnage moitié moindre, servant notamment pour aborder les côtes. Outre le cuir, les capitaines ramenaient au Havre et à Dieppe du sucre, de la casse (une plante médicinale) et du tabac. Ils étaient si efficaces qu'à Séville, les marchands espagnols se plaignaient que le cuirs des Antilles avaient désormais bien du mal à trouver preneur. Ces aventuriers, comme leurs prédécesseurs, combinaient souvent contrebande et pillage. Par exemple, en 1579, Jean Hacquet (qui n'en était pas à son premier voyage) vendit à San Germán de Puerto Rico des noirs enlevés en Guinée et autres marchandises, puis il captura dans le port trois vaisseaux espagnols. Mais c'était un véritable forban qui n'hésitait même pas à piller ses propres compatriotes. Outre Hacquet et Champaigne, d'autres capitaines et armateurs normands se signalèrent aux Antilles. Les plus actifs furent Richard Gaillon avec deux voyages connus l'un en 1576-1577 et l'autre en 1579; Jean Le Caron sieur de Maupas, trois voyages entre 1579 et 1581; son associé Guillaume Le Héricy sieur de Pontpierre, deux durant la même période, tout comme élie Mareys. Outre les ports de Normandie, Bordeaux envoya quelques vaisseaux pour la traite à Hispaniola en 1579-1580, dont un financé par Philibert de Gramont, le gouverneur de Bayonne. Des contrebandiers portugais fréquentaient aussi Hispaniola à cette époque, mais leur importance alla déclinant, à cause de la compétition déloyale que leur faisaient les Français qui les pillaient aussi souvent qu'ils le pouvaient. Vers la même époque, les premiers vaisseaux néerlandais firent leur apparition aux Antilles, mais il faudra attendre la fin du siècle pour que les Pays-Bas commencent à s'imposer dans ces mers.

À partir de 1584, ces armements contrebandiers devinrent plus rares, notamment parce Phlippe Strozzi réquisitionna une partie des navires des ports normands pour une expédition contre les Açores. De plus, les deux années précédentes, les Espagnols avaient brûlé pas moins de vingt-cinq bâtiments normands au Brésil, où les Français avaient coutume de toucher en venant d'Afrique à destination des Antilles. Mais la contrebande normande n'en reprendra pas moins avec force au cours de la décennie suivante, alors que les Anglais se seront substitués aux Français comme principaux corsaires dans les Antilles.

Le retour du Drake

Après ses exploits au Panama, Drake ne parut pas dans la mer des Antilles avant quelques années. D'autres capitaines anglais n'en imitèrent pas moins son exemple et, avec l'accord tacite de la reine Elizabeth, se rendirent piller l'Espagnol en Amérique. L'un d'eux, John Oxenham, qui avait compté parmi les hommes de Drake, retourna même au Panama en 1575, et fut le premier aventurier étranger à traverser l'Isthme à pied puis à passer à la mer du Sud, comme l'on appelait alors l'océan Pacifique. Mais son expédition tourna mal. La plupart de ses hommes périrent, et la poignée qui survécurent (dont Oxenham lui-même) furent pris en 1577 et envoyés prisonniers à Lima, au Pérou, où ils devaient être exécutés. Entre-temps, en Angleterre, Drake avait décidé d'aller s'en prendre directement à la source des richesses espagnoles en Amérique: le Pérou, dont l'exploitation des mines d'argent depuis le milieu des années 1570 rapportaient d'importants revenus à la couronne espagnole. Ce fut l'occasion de son fameux voyage autour du monde (1577-1580) par la mer du Sud, sur le Golden Hind, dont l'exploit le plus retentissant fut la capture du vaisseau Nuestra Señora de Concepción au large de Valparaiso, prise chargée d'or et d'argent. Fait chevalier par la reine d'Angleterre au retour de cette expédition, Drake passa les années suivantes à élaborer un ambitieux plan de conquête qui devait passer par la prise des ports de Santo Domingo et de Cartagena.

L'exécution des plans de sir Francis Drake furent toutefois différés jusqu'en 1584. Cette année-là, les protestants des Pays-Bas se révoltèrent contre leur suzerain, le roi d'Espagne, et l'Angleterre prit leur parti. Au cours des négociations avec les révoltés, il fut convenu qu'une importante flotte anglaise irait attaquer les colonies espagnoles. Parallèlement à ces tractations, des hommes tels que Walter Raleigh et Richard Grenville investissaient dans un projet de colonisation à l'île Roanoke, sur le littoral nord-américain, au nord de la Floride, dans un pays que l'on baptisa Virginie en l'honneur de la reine Elizabeth. Tout comme le Français Coligny avant eux avec la Floride, ils pensaient faire de cette future colonie une base pour les corsaires revenant de la mer des Antilles. Enfin, en 1585, la reine Elizabeth autorisait la première expédition anglaise officielle contre l'Amérique espagnole. Drake et son parent le vieux John Hawkins (lui aussi fait chevalier par la reine) s'en partageraient le commandement. Cette entreprise allait marquer les débuts de l'âge d'or de la course anglaise anti-espagnole dans la mer des Antilles.

R. Laprise.

sources

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