Le Diable Volant

Le Diable Volant

Une histoire générale des flibustiers

En course aux îles du Pérou (1524-1559)

Les Français furent les premiers à vouloir briser par la force le monopole espagnol des nouvelles terres. Dans les années qui suivirent la prise qu'il fit d'une partie du trésor des Aztèques, le capitaine Fleury et, avec lui, les autres corsaires employés par l'armateur dieppois Jean Ango, s'attaquèrent aux vaisseaux ramenant en Espagne les richesses du Mexique et des Antilles. Vers le milieu de ce premier conflit franco-espagnol (1521-1529) des règnes de François Ier et de Charles Quint, les premiers aventuriers français commencèrent à apparaître au coeur même de l'empire espagnol des Indes, en pleine mer des Antilles. Déjà l'Amérique méridionale, du moins une partie, ne leur était pas inconnue. En effet, marins normands et bretons s'étaient déjà fait la main avec les Portugais au Brésil, et ce dès 1504, année où les premiers affrontements avec ces derniers sont signalés. Ce fut donc vers l'année 1525 que les colonies espagnoles des Grandes Antilles virent surgir ces écumeurs des mers étrangers pour la première fois. Dès lors, ceux-ci ne cesseront de s'y risquer jusqu'à ce qu'ils s'y établissent eux-mêmes vers le milieu du siècle suivant, devenant ainsi, comme ils s'appelleront en français, des « flibustiers ». L'un de ces premiers corsaires à fréquenter les Antilles fut pourtant un marin portugais, Diego Ingenios, passé au service de la France. En 1528, commandant un navire armé à La Rochelle, il sévit à l'île perlière de Cubagua, aux côtes du Venezuela.

À l'aube des incursions étrangères aux Antilles, les corsaires côtoyèrent explorateurs et marchands. Parmi ceux-ci, il y eut le fameux Jean de Verrasane (le pilote florentin Giovanni da Verrazano fixé à Dieppe) qui avait précédemment exploré les côtes orientales de l'Amérique du Nord à la recherche d'un nouveau passage par l'ouest vers la Chine et les Indes véritables. Son dernier voyage le conduisit aux Petites Antilles, que les Espagnols, en dépit de quelques efforts de colonisation, n'avaient pu - et ne pourront - enlever aux Indiens Caraîbes. Là, en 1528, sur l'une de ces îles, probablement la Guadeloupe, Verrasane trouvait la mort aux mains de ces farouches guerriers. De même l'année précédente, s'y était rendu un Anglais nommé John Rut, dont l'aventure éclaire déjà un autre aspect des relations futures entre Espagnols et étrangers en Amérique. à la fin de 1527, Rut s'était présenté dans le port de Santo Domingo. Les Espagnols se montrèrent assez amicaux envers les Anglais et auraient même eu l'intention d'acheter les marchandises de ceux-ci. Mais, du fort, quelqu'un tira un coup de canon assez prêt du vaisseau anglais forçant Rut à appareiller. Celui-ci revint cependant quelques jours plus tard et fit débarquer 30 ou 40 de ses hommes en armes à proximité de la ville. Les Anglais voulurent alors échanger leurs marchandises contre des vivres, ce que les habitants espagnols leur refusèrent. Sur cette réponse, Rut et ses hommes pillèrent la plantation où ils se trouvaient puis se rembarquèrent en promettant de revenir en plus grand nombre se venger de cet affront.

Ce premier contact documenté entre les Espagnols et des marins anglais aux Antilles laisse entrevoir certains aspects des relations qu'entretiendront en temps de paix les aventuriers de toutes origines et les maîtres des Indes. En effet, tout bâtiment étranger qui allait commercer avec les colonies espagnoles et qui ne détenait pas de permis de la Casa de Contratación (cette « Chambre des comptes » créée à Séville dès 1503 et qui contrôlait le commerce américain) sera considéré comme un pirate. Voilà pourquoi certains Anglais et Français, dont le but premier sera en fait le commerce, passeront rapidement aux représailles dès que les autorités coloniales, soucieuses d'appliquer la législation de la métropole, leur refuseront d'exercer cette activité légitime. Pour lors, cependant et pour encore de nombreuses années, les étrangers qui dominent dans la mer des Antilles seront des corsaires français. Leurs navires armèrent surtout dans les ports de Normandie: Dieppe, Honfleur et Le Havre en tête. Aux Normands se joignirent aussi les Rochelais et les Saintongeais. à ces trois groupes qui furent présents dès le départ, il faut ajouter les Basques, ceux de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz. Pour gagner l'Amérique espagnole, tous ces corsaires se rendaient d'abord aux îles du Cap Vert ou aux Canaries, passaient par le Brésil et la Guyane puis, par les Petites Antilles, entraient dans la mer des Caraîbes. Une fois sur place, ils prenaient des bâtiments espagnols et se lançaient à l'attaque des bourgs et des petites villes côtières, encore très mal défendues.

Dès 1529, la paix de Cambrai entre François Ier et l'empereur Charles Quint mit un terme momentanément au conflit franco-espagnol. La menace française continua néanmoins à planer sur les Antilles, souvent avec beaucoup d'exagération. Ce fut notamment le cas en 1531 alors qu'une douzaine de navires dieppois avec 3000 hommes devaient, selon la rumeur qui se répandit alors, venir attaquer La Havane à Cuba et Nombre de Dios au Panama. En fait, cette flotte fut employée contre les Portugais, avec lesquels la France était alors en guerre. Par contre, en 1536, les hostilités avec l'Espagne reprirent. Et, en novembre de cette année-là, un corsaire français s'emparait d'un bâtiment espagnol dans le port de Chagres, à l'embouchure de la rivière du même nom, à l'isthme de Panama. De là, il passait à Cuba, où le mois suivant il livrait combat devant La Havane, à trois vaisseaux espagnols de 200 tonneaux chacun, que, finalement, il captura. Toutes les colonies espagnoles étaient maintenant en alerte, et avec raison. à partir d'octobre 1537, un navire et une patache, armés à Bayonne, avec 150 hommes, semèrent l'émoi dans les Grandes Antilles. à Hispaniola, ils pillèrent La Yaguana, Puerto Hermoso et Ocoa. Cependant, à Puerto Rico, 80 d'entre eux débarquèrent pour prendre San Germán, mais les Espagnols leur opposèrent une farouche résistance et les contraignirent à se rembarquer. Même chose à Santiago de Cuba, en avril 1538, où ils durent abandonner leur dessein sur la place à cause d'un vaisseau sévillan qui leur barra l'accès du port. Vers la même époque, d'autres corsaires français s'attaquaient à Nombre de Dios, dans l'isthme de Panama.

De meilleures perspectives de butin s'offraient à présent aux corsaires français dans la mer des Antilles depuis la conquête d'un autre royaume indien par les Espagnols, plus riche encore que celui du Mexique. En effet, Francisco Pizarro, sorti du port de Panama avec quelques centaines d'hommes, s'était emparé en novembre 1532 de la personne de l'empereur inca Atahuallpa, devenant virtuellement le maître du Pérou. Profitant des divisions intestines qui ravageaient le pays, il en fit effectivement la conquête en quelques années, avant d'être impliqué dans une longue lutte contre son associé Almagro pour le contrôle des terres de l'Inca. Malgré cette guerre civile entre conquistadores qui se poursuivra jusqu'au début de la décennie suivante, le Pérou (avec le Chili voisin) surpassa le Mexique en richesses, surtout en or d'abord et plus tard en argent avec l'exploitation des fameuses mines de Potosí. Le nom même devint proverbial: les marins français débaptisèrent ainsi les Grandes Antilles (plus particulièrement Hispaniola) et se mirent à les appeler « les îles du Pérou », expression qui demeurera en usage pendant plus d'un siècle. L'or et l'argent péruviens étaient conduits jusqu'à Panama, et, de là par voie terrestre à travers l'Isthme, à Nombre de Dios où on les chargeait sur des navires à destination de Santo Domingo, alors la dernière escale avant le voyage à travers l'Atlantique. C'était donc généralement dans les parages des Grandes Antilles que les corsaires français guettaient ces vaisseaux ou ceux qui avaient chargé à la Vera Cruz les riches produits et les métaux précieux mexicains.

Un état de guerre permanent

François Ier et l'Empereur firent une trêve à Nice en 1538, mais les attaques françaises contre le commerce et les colonies espagnoles en Amérique n'en cessèrent pas pour autant. Ignorant ou non la paix, des corsaires français pillèrent l'année suivante deux bourgs à la côte nord d'Hispaniola et un autre à Cuba. Mais ils ne connurent pas que des succès: l'équipage de l'un d'eux fut ainsi capturé à La Havane. En 1540, apparurent aussi des Anglais aux côtes d'Hispaniola où l'un de leurs navires, de 400 tonneaux, armé à l'origine pour la traite au Brésil, mais dont le pilote était un Français, s'emparait au cap Tiburon d'un bâtiment espagnol chargé surtout de sucre et de cuir.

En réponse aux plaintes de ses administrateurs dans les colonies américaines, l'Empereur fit porter à 1500 hommes les équipages de la flotte qui partit en octobre 1541 pour les Antilles, sans compter des compagnies d'arquebusiers qui devaient tenir garnison à Nombre de Dios, à San Juan de Puerto Rico, à Santo Domingo, à La Havane et au nouveau bastion qui défendait depuis peu Santiago de Cuba. Entre-temps, en décembre, des corsaires français ravageaient les côtes du Venezuela, s'attaquant à l'île de Curaçao puis à Maracaîbo, à l'entrée du grand lagon du même nom. Vers le même temps, 35 aventuriers sur un petit navire, enlevaient une caravelle au large de Puerto Rico, en coulaient une autre à l'île Mona et mettaient la main à Portete sur une cargaison de perles.

En 1542, lors de la reprise des hostilités en Europe, l'une des trois flottes corsaires françaises, forte d'un peu moins de vingt unités, prit la direction des Antilles avant la fin de l'année, les deux autres rôdant l'une aux Açores et aux Canaries et l'autre au cap Saint-Vincent. Basques et Gascons se signalèrent particulièrement dans la mer des Antilles lors de cette guerre. En juillet 1543, 800 d'entre eux sur cinq navires et une patache, conduit par un pilote sévillan, mirent à sac la capitale de l'île Cubagua. Un peu plus tard ce même mois, 500 de ces corsaires pillèrent le port de Santa Marta, tandis que les 300 autres s'emparaient de Cartagena, faisant pour 35 000 pesos de butin. En août, au cap de La Vela, certains poussèrent la raillerie jusqu'à traiter avec d'autres Espagnols des marchandises prises lors de leurs raids précédents. Enfin, en octobre, les même corsaires attaquèrent le bourg voisin de Santa María de los Remedios, où ils se contentèrent de capturer cinq bâtiments mouillant dans la rade, car les habitants qui prirent les armes les empêchèrent de débarquer. D'autres du même groupe furent tout aussi malchanceux à Cuba, où ils furent repoussés à La Havane et Santiago.

Face à la menace corsaire présente des deux côtés de l'Atlantique, le gouvernement espagnol résolut au début des années 1540 de rendre obligatoire le voyage en convoi vers l'Amérique. Apparue en 1537, la flotte des Indes occidentales, composée de six navires de guerre et d'une vingtaine de marchands, allait annuellement à Nombre de Dios charger les trésors du Pérou, puis passait à Cartagena pour prendre l'or et les émeraudes provenant de l'intérieur du pays ainsi que les perles des îles des côtes du Venezuela. Finalement, tantôt à Hispaniola tantôt à Cuba, elle rejoignait les navires venant de la Vera Cruz, lesquels transportaient les produits mexicains. Après s'y être ravitaillée, elle gagnait les Açores où l'Armada de la mer Océane (organisée dès 1522) l'escortait jusqu'en Espagne en passant par le cap Saint-Vincent. Dans ce complexe maritime et commercial, les Grandes Antilles avaient beaucoup perdu de leur importance économique initiale. Leurs maigres réserves d'or épuisées et leurs populations autochtones décimées, elles produisaient principalement du cuir (grâce aux énormes troupeaux de boeufs, notamment à Hispaniola où il y avait près d'un demi million de têtes, sans compter les individus retournés à l'état sauvage!) et du sucre (dont la culture avait été implantée par des colons venus des Canaries et à laquelle travaillaient des esclaves noirs qui s'étaient substitués aux Indiens comme main-d'oeuvre servile), aux côtés du coton, du gingembre et de la casse (une plante médicinale). Ces produits devinrent des prises communes pour les corsaires lors de leurs descentes sur les ports des Antilles: le cuir attirera particulièrement les marins normands dans la seconde moitié du siècle.

En 1544 à Crespy, l'Empereur fit une fois encore la paix avec François Ier, lequel dut reconnaître la souveraineté espagnole sur la mer des Caraîbes. Le roi de France se vit, de plus, contraint d'interdire (août 1545) à ses sujets d'aller d'armer pour les Antilles. Les armements ne s'arrêtèrent pas pour autant, les corsaires se reconvertissant en contrebandiers. Lorsque le commerce ne pouvait être obtenu de bon gré, les marins français ne se gênaient nullement pour le mener de force. à la même époque (1545 et 1546), les premiers véritables corsaires anglais, se joignant aux marins français, perturbaient le commerce américain. Puerto Rico, Cuba et Hispaniola furent les principales colonies à souffrir de ces attaques, de même que les établissements de la Terre Ferme, de la côte de Carthagène jusqu'aux îles perlières du Venezuela. En ces temps où les guerres se terminaient souvent trop tôt au goût de plusieurs aventuriers, il restait toujours pour les plus hardis d'entre eux l'alternative d'armer pour les îles du Pérou. Par exemple, en 1550, l'un d'eux, Menjouin de La Cabane, à l'invitation de deux marchands de Bordeaux, prit dans ce port le commandement du Sacre, avec 80 hommes, pour faire la course aux Antilles contre les Espagnols. Rôdant vers Hispaniola avec ce bâtiment, il prit une caravelle qu'il conduisit à la Dominique. De là, il revint dans les parages du port de Santo Domingo, où il défit neuf navires espagnols et se rendit maître de leur argent, sucre, cuirs et vin, ramenant le tout à Bayonne sans être inquiété outre mesure par les autorités.

Quand le pirate se double d'un hérétique

Quelques années après la mort de François Ier, son fils et successeur Henri II reprit (1551) les hostilités avec l'Empereur, ce qui lui permit entre autres de gracier le capitaine La Cabane. Cette nouvelle guerre vit les premiers vaisseaux du roi de France sillonner la mer des Antilles. En effet, en 1553, le roi Henri confia à l'un de ses meilleurs capitaines, François Le Clerc, dit Jambe-de-Bois, les vaisseaux Le Claude, L'Espérance et L'Aventureux, commandés respectivement par Le Clerc et deux autres anciens corsaires, Jacques de Sores et Robert Blondel. Avec ces trois vaisseaux du roi, trois corsaires de force similaire et quatre plus petits, portant en tout 800 hommes, Le Clerc pilla systématiquement les rades de Puerto Rico, et surtout d'Hispaniola où il délesta plusieurs bâtiments de leurs cargaisons de cuirs, de salsepareille, d'armes et de munitions, butin qu'il ramena en France. Dans le même temps, les armements privés reprenaient en force et rivalisaient de succès avec ceux du Roi. En mai 1553, au moment où la flotte de Le Clerc quittaient les Antilles, deux corsaires commandés par Vincent Boquet appareillaient de Dieppe, et quelques mois plus tard, à la hauteur de Puerto Rico, ils tombaient sur la flotte espagnole forte de quatorze voile, sortie peu de temps auparavant de Santo Domingo. Le capitaine Boquet et son associé suivirent cette flotte pendant plus de 40 jours, et en octobre ils se rendaient maîtres de trois des vaisseaux espagnols chargés d'or, de cochenille et de perles.

Les plus fameuses courses de cette guerre aux Antilles revinrent cependant à Jacques de Sores, l'ancien lieutenant de Le Clerc. Brouillé avec son chef après leur expédition de 1553, il y retourna dès l'année suivante, à la tête de trois navires et plus de 300 hommes. En juillet 1554, il s'emparait ainsi de Santiago de Cuba, dont il resta maître pendant trois mois: cette prise rapporta 80 000 pesos en butin. Lors de son voyage suivant, il mit d'abord à sac le port de Santa Marta, à la côte de Terre Ferme. Puis longeant les côtes d'Hispaniola, il récidivait à Cuba, à la côte nord cette fois, en attaquant le port de La Havane. Conduit là par un renégat espagnol, il y débarquait avec son monde le 10 juillet 1555 et investissait la ville le jour même. Maîtres en peu de jours de tous les forts, Sores accorda au gouverneur une trêve le temps pour celui-ci de réunir la rançon que le corsaire exigeait pour la ville. En fait, l'Espagnol profita de ce délai pour envoyer environ 300 hommes (soldats espagnols, noirs et Indiens) contre Sores. Dans la nuit du 17 juillet, cette troupe tomba sur les blessés des équipages de Sores qui dormaient ça et là dans la ville, et les massacrèrent tous. Alarmés par les cris de leurs camarades, Sores et quelques autres se ruèrent au lieu où ils tenaient prisonniers une trentaine d'Espagnols, qu'en représailles les Français tuèrent tous à la réserve d'un seul, mais seulement après avoir essuyé le refus du gouverneur et de sa troupe d'évacuer la ville. Sores mit toutefois en déroute ceux-ci et les força à abandonner la place. à la fin du mois, il incendiait la ville et quittait les lieux le 5 août, laissant le port cubain dans un état de ruine si grande qu'une autre flotte de corsaires français qui s'y présentèrent en octobre suivant n'y trouvèrent plus rien à piller.

Les actions de Sores à Cuba révélèrent un nouvel aspect de la course française aux Antilles. Aux motifs économiques et politiques, celle-ci se trouvait maintenant une justification religieuse. En effet, à l'exemple de son ancien chef Le Clerc, Sores et de nombreux marins français, en particulier chez les Normands, s'étaient convertis au calvinisme, quoique les Espagnols se mirent à les appelers les « corsarios luteranos ». Or, lors de son occupation de La Havane, Sores avait insulté le culte catholique, profanant notamment l'église avant d'y mettre le feu. Si le corsaire avait été catholique l'affaire n'eut pas provoqué tant d'émoi. En fait, Sores avait eu des raisons personnelles d'agir brutalement à La Havane, dont le gouverneur avait trahi sa parole en organisant une contre-attaque par traîtrise et en massacrant de sang froid des blessés, parmi lesquels un parent de Sores lui-même. Pirates et hérétiques, le crime de Sores et des autres corsaires protestants était double dans l'esprit des Espagnols. L'animosité entre ceux-ci et les aventuriers huguenots ira grandissant au cours des années suivantes, pour atteindre son paroxysme dix ans environ après la prise de La Havane.

Entre-temps, en février 1556, par la trêve de Vaucelles, le nouveau roi d'Espagne Felipe II, successeur de son père l'Empereur Charles Quint, avait obtenu du roi de France qu'aucun des sujets de celui-ci ne pourrait naviguer aux Antilles sans une autorisation du monarque espagnol, ce qui, tout comme pour le traité de Crespy une douzaine d'années plus tôt, fut difficilement appliqué dans les faits. Par exemple, dès le mois suivant la signature de cette trêve, le capitaine Guillaume Mesmin appareillait de La Rochelle à destination des Antilles, avec un navire et un patache, portant en tout 150 hommes. Durant leur course, ils prirent un navire espagnol, mais aux Bermudes cette prise fit naufrage avec la cinquantaine d'hommes qui la montait. à cause du manque de vivres, Mesmin abandonna les naufragés à leur sort. Ceux-ci purent rallier néanmoins les Bermudes avec des moyens de fortune et y construisirent une petite barque, avec laquelle ils allèrent rôder vers Hispaniola. Là ils pillèrent plusieurs navires dont un salinier portugais, prise sur laquelle ils regagnèrent La Rochelle où ils arrivèrent en février 1558, soit deux ans après leur départ. Cette année-là, une flotte de sept corsaires, montés en majorité par des protestants normands, pillèrent Santa Marta puis Cartagena. La suivante, une partie de cette flotte se risqua même jusqu'à San Francisco de Campeche, qui tomba aussi entre leurs mains.

À l'exemple de leurs homonymes rochelais et normands, les corsaires d'autres ports français, notamment ceux des ports basques, ne furent pas plus inquiétés par les autorités, qui souvent amnistiaient les fautifs. En 1559, quatre navires armés à Bayonne et Saint-Jean-de-Luz pillèrent Puerto Caballos, aux Honduras, probablement en association avec des capitaines normands. Mais, de retour de cette expédition en septembre de la même année, ils sombraient avec leur butin devant le port de Saint-Jean-de-Luz lors d'une tempête. Ce revers de la fortune de mer sonna apparemment le glas des armements corsaires basques à destination de l'Amérique espagnole. Dieppois et Rochelais connurent aussi des déboires cette même année: associés ensemble dans le pillage de Santiago de Cuba, un corsaire de Dieppe et un autre de La Rochelle furent l'un pris l'autre coulé par les galions du roi d'Espagne dans le canal de la Floride.

Toujours en 1559, en avril, la France et l'Espagne avaient signé un autre traité de paix, à Cateau-Cambresis. à partir de ce traité mettant fin aux guerres en Italie entre les deux royaumes, il fut admis que les particuliers français pourraient aller tenter la fortune en Amérique espagnole, à leurs risques et périls, sans que cela ne compromît pour autant la paix en Europe. Ce principe, officieusement en vigueur depuis les années 1540, se trouvait enfin reconnu par les deux couronnes. Il était résumé dans l'expression contemporaine: « Pas de paix au-delà de la ligne des Amitiés ». Cette « ligne » est en fait le méridien passant par l'île Ferro, l'une des Açores, à l'ouest de laquelle tout devint permis pour les aventuriers. Elle servira désormais de caution aux agressions armées commises, en temps de paix, contre les colonies espagnoles en Amérique par les aventuriers français (et bientôt aussi anglais) qui ne seront pourtant pas tous des corsaires. En effet, parallèlement à la course, se développera dans les deux décennies suivantes le « commerce au bout de la pique », cette contrebande aux limites de la piraterie où vont s'illustrer de fameux marins.

R. Laprise.

sources

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