Entre la Tortue et la Jamaïque (1656-1667)
Quelques semaines après sa victoire sur les Anglais de Venables et Penn en avril 1655, le gouverneur général de l'île Hispaniola, le comte de Peñalba, ordonna le retrait de la garnison stationnée à la Tortue. Son prédécesseur, le président Montemayor, qui siégeait toujours à l'Audience royale de Santo Domingo et dont la politique avait permis la reprise de la petite île, n'y était pas favorable. Mais Peñalba s'était allié aux ennemis politiques de Montemayor et avait saisi la possibilité offerte par le roi d'Espagne, dès l'année précédente, lui permettant d'abandonner la Tortue en considération du peu de forces qui restait pour défendre la capitale. À la fin d'août 1655, le sergent-major Calderón, laissé comme commandant à la Tortue après sa reconquête sur le chevalier de Fontenay et partisan de l'avis de Montemayor, s'exécuta à contrecoeur et, après avoir rasé le fort Levasseur, il évacua l'île.
En quittant les lieux, Calderón laissa, par pure forme, une lettre, en anglais et en français, interdisant à tout étranger de revenir s'établir à la Tortue. Un mois plus tard, en septembre 1655, venait y mouiller une barque dont l'équipage était, selon les Espagnols, composé de quelques Français. En mars de l'année suivante, un bâtiment portait à la Jamaïque la copie anglaise de la lettre de Calderón, prise à la Tortue que son équipage avait trouvé déserte. En 1657, Anglais et Français vinrent réoccuper presqu'en même temps l'île.
Une certaine confusion entoure la nationalité des nouveaux occupants de la Tortue. Il apparaît cependant qu'un poignée de Français s'y rétablirent les premiers. À leur tête se trouvait un gentilhomme protestant, Jérémie Deschamps seigneur du Rausset, venu avec Levasseur à la Tortue où il avait vécu pendant près de quatorze ans jusqu'à la reprise de l'île par les Espagnols. Le contenu de la commission royale qu'il prit en France, en novembre 1656, pour gouverner l'île au nom du roi Louis XIV ainsi qu'un mémoire sur l'état de la Tortue datant de 1663, plaident pour cette hypothèse. Durant le séjour de Du Rausset en France ou avant son départ, un groupe d'Anglais s'installa à demeure dans l'île. Leur chef, Elias Watts, alla ensuite à la Jamaïque, où, au cours de l'année 1657, il obtint une commission du général Brayne pour commander à la Tortue.
Probablement informé des démarches de Watts, Du Rausset se rendit alors en Angleterre. La commission française qu'il détenait ne lui suffisait évidemment plus: les Anglais de la Jamaïque étaient assez forts pour le chasser de la Tortue quand bon leur semblerait. Aidé sûrement par sa bonne connaissance de l'île et de ses environs ainsi que par soa qualité de protestant, il obtint, en 1659, un ordre du Conseil d'état du Commonwealth d'Angleterre adressé au gouverneur de la Jamaïque pour que lui fût délivrée une commission anglaise de gouverneur de la Tortue. De Londres, Du Rausset passa à La Rochelle où il s'embarqua, avec une trentaine de compagnons, à destination de la Jamaïque.
Entre-temps, à la Tortue, la petite colonie de Watts avait grossi, atteignant environ 300 personnes, moitié français moitié anglais. La reprise des activités dans l'île n'y avait pas attiré que des planteurs ou des marchands. En effet, des boucaniers de la grande île Hispaniola ainsi que des flibustiers commençaient à y retourner, les uns pour y vendre leurs cuirs les autres pour se ravitailler et écouler une partie de leur butin comme à l'époque de Levasseur et de Fontenay. Ainsi, au printemps 1659, au moment même où Du Rausset se trouvait à Londres, Watts autorisa une expédition punitive contre les Espagnols, en représailles au massacre de quelques Français par un capitaine espagnol à Monte Christo, à la côte nord d'Hispaniola. Environ 400 aventuriers élurent alors quatre capitaines et s'engagèrent dans cette entreprise. Ayant comme commandant en chef un Français nommé Delisle, ces hommes prirent place sur quelques petits bâtiments et un navire de Nantes qu'ils incorporèrent de force dans leur flottille puis ils appareillèrent pour Puerto Plata à la côte nord de Saint-Domingue. Arrivés à destination, Delisle et ses hommes s'enfoncèrent dans les terres et, le vendredi saint de l'an 1659, ils mirent à sac le bourg de Santiago de los Cabelleros. Ils s'en retournèrent à la Tortue, après avoir mis en déroute une troupe d'Espagnols venue au secours du bourg.
L'année suivante, Du Rausset débarqua à la Jamaïque où, sur présentation de l'ordre du Conseil d'état, le gouverneur D'Oyley lui remit une commission pour commander à la Tortue à la condition expresse de le faire aux mieux des intérêts anglais. En apprenant la venue de ce rival potentiel, le gouverneur Watts ne trouva rien de plus digne que de voler une barque de la Tortue et de prendre le large, avec sa famille et ses biens, cap sur la Nouvelle-Angleterre. Du Rausset s'installa donc dans l'île sans rencontrer d'opposition. Il allait bientôt s'affranchir de la tutelle du gouverneur D'Oyley. En effet, un flibustier portant commission de Du Rausset arriva quelques mois plus tard à la Jamaïque. Considérant ce document comme une atteinte à son autorité, D'Oyley fit rappeler à l'ordre Du Rausset. Alors ce dernier jeta bas le masque et annonça qu'il gouvernerait désormais l'île en vertu de sa commission française de 1656.
Peu de temps après cet incident, en 1661, Du Rausset tomba gravement malade et se retira à la côte de Saint-Domingue avant de repartir en France l'année suivante. Pour commander en son absence, il laissa à la Tortue son neveu Frédéric Deschamps de La Place, qui dut affronter la première tentative des Anglais de la Jamaïque pour reprendre le contrôle de l'île. D'Oyley avait pourtant hésité à employer la force, car il savait que les Français étaient à présent nombreux à la Tortue et sur les côtes d'Hispaniola, et que plusieurs flibustiers de cette nation commençaient à fréquenter la Jamaïque. Mais il se laissa convaincre par le colonel Arundell, gendre de Watts, qui prétendait pouvoir faire facilement prisonnier Du Rausset, tant l'affection pour son beau-père, l'ancien gouverneur, était grande parmi la population. Se méprenant lui-même grandement sur l'estime que portaient les habitants de la Tortue pour son beau-père Watts, Arundell y fit descente avec une trentaine d'hommes seulement. Les Anglais réussirent bien à s'emparer de la maison du gouverneur, mais ils furent aussitôt désarmés puis renvoyés à la Jamaïque par La Place et ses partisans.
Du Rausset parti pour la France, les Jamaïquains essayèrent une seconde et dernière fois de reprendre la Tortue en janvier 1663. Conformément aux ordres laissés par lord Windsor, le gouverneur adjoint Lyttleton consentit à ce que l'entreprise se fasse de gré à gré, encouragé trompeusement dans cette voie par le rapport de protestants français réfugiés à la Jamaïque. Il confia le commandement de la mission au colonel Barry qui s'embarqua avec quelques dizaines d'Anglais et de Français sur une frégate londonienne de passage à Port Royal. Comme dans le cas d'Arundell, l'entreprise de Barry se révéla un échec. Selon le père Dutertre, l'officier anglais aurait été sifflé et hué par les quelque 200 habitants de la Tortue, qui le chassèrent ensuite de l'île. Selon les Anglais, la mission échoua à la suite du refus du capitaine Munden, commandant le navire londonien, de tirer du canon pour faciliter le débarquement. Abandonné ensuite à la côte de Saint-Domingue par Munden, Barry regagna la Jamaïque par ses propres moyens, laissant à Saint-Domingue son adjoint le capitaine Langford qui parviendra à se faire reconnaître comme gouverneur par les boucaniers au Petit-Goâve, où il demeurera environ deux ans. Toute cette affaire n'empêcha toutefois pas le gouverneur La Place de recevoir avec tous les honneurs, en juin suivant, un navire de guerre anglais venu aux Antilles pour enquêter sur la disparition du prince Maurice de Bavière, cousin du roi d'Angleterre, disparition survenue une dizaine d'années plus tôt et qui donna lieu à toutes sortes de légendes.
De son côté, Du Rausset n'eut pas la partie aussi facile que son neveu. Arrivé en Angleterre à la fin de 1662, il rendit visite à l'ambassadeur de France, probablement pour protester contre l'entreprise du colonel Arundell. L'année suivante, il se trouvait à Paris où il essaya d'obtenir un ordre pour obliger les quelque sept cents boucaniers de Saint-Domingue de se retirer à la Tortue, désirant par ce moyen policer ces gens et peupler avantageusement la petite île. Son séjour coïncida avec l'organisation d'une nouvelle compagnie de commerce, la Compagnie des Indes occidentales, qui allait reprendre possession au nom du Roi de toutes les colonies américaines sous domination française, du Canada à la Guyane, et y exercer un monopole commercial. Du Rausset voulut alors vendre la Tortue à l'Angleterre pour 54 000 livres tournois. À la suite de cette démarche, il fut embastillé (1664) et ne recouvrit la liberté qu'après avoir accepté les 15 000 livres tournois que lui offrait la Compagnie en échange de la renonciation de ses droits sur la Tortue. La Compagnie procéda ensuite à la nomination d'un gouverneur pour sa nouvelle acquisition. Sur recommandation de celui de la Martinique, elle choisit Bertrand d'Ogeron, gentilhomme angevin qui vivait lui-même à la côte Saint-Domingue depuis le début de la décennie.
Depuis 1657, d'Ogeron fréquentait la côte de Saint-Domingue, ayant même mené par nécessité la vie de boucanier. À partir de 1662, il avait armé un navire à Nantes pour y faire venir chaque année des colons et des engagés, jetant ainsi les bases du peuplement sédentaire de la Côte. Lui-même avait monté une petite plantation de tabac et de cacao au Port-Margot, puis une autre (1664) au Petit-Goâve. Il avait aussi tenté de faire du commerce avec les Anglais de la Jamaïque mais avec beaucoup moins de succès. Se trouvant alors sur son habitation du Port Margot, il reçut, en février 1665, la commission le nommant gouverneur de la Tortue. Cependant, il ne prit pas immédiatement possession de son gouvernement. Si les boucaniers de Saint-Domingue, qui se donnaient depuis une vingtaine d'années le nom de Frères de la Côte, éprouvaient pour lui affection et sympathie et le considéraient comme un des leurs, il n'était pas certain qu'il serait bien accueilli à la Tortue où commandait toujours Deschamps de La Place. En fait, d'Ogeron arrivait comme représentant d'une compagnie de commerce à monopole, ce qui impliquait, dans l'esprit des plus éclairés parmi les Frères de la Côte, qu'ils fussent habitants, flibustiers ou boucaniers, de nouvelles taxes et autres contraintes à plus ou moins long terme ainsi que l'interdiction de trafiquer avec les contrebandiers néerlandais. D'Ogeron passa donc les mois suivant la réception de sa commission à négocier avec les principaux habitants de l'île et de la Côte et aussi à les rassurer sur les intentions de la Compagnie. Enfin, le 7 juin, la passation des pouvoirs s'effectuait sans incident, d'Ogeron n'ayant même pas besoin d'user de la lettre de cachet que le Roi lui avait donné au cas où le neveu de Du Rausset refuserait de se soumettre.
Installé en titre à la Tortue, d'Ogeron entreprit, vers la fin de l'année, de régulariser certaines des activités des flibustiers qui fréquentaient son île et les côtes de Saint-Domingue. Il voulut les obliger à comparaître devant lui pour l'adjudication de leurs prises, dont ils avaient toujours disposés assez librement. Informés de ce projet, quatre cents flibustiers qui se trouvaient alors à la Tortue se révoltèrent. Une délégation de ces mutins, conduite par le capitaine Dumoulin, se rendit auprès d'Ogeron, qu'ils trouvèrent à la côte de Saint-Domingue sur une frégate montée par l'un de leur camarades, le capitaine Nau mieux connu sous le pseudonyme de l'Olonnais, et que ce chef avait prise sur les Espagnols de Cuba quelque temps auparavant. D'Ogeron mit abruptement fin aux exigences des mutins en poursuivant, l'épée à la main, le pauvre Dumoulin qui faillit être tué par le gouverneur en colère. Quelques jours plus tard, d'Ogeron acceptait néanmoins les excuses de Dumoulin et de ses camarades, gagnant son point au sujet de l'adjudication des prises. Cependant il savait qu'il ne pourrait jamais aller aussi loin que son homologue anglais de la Jamaïque, qui chargeaient toutes sortes de frais pour octroyer des commissions. La Tortue était trop désavantagée comparativement à la Jamaïque, notamment en termes de disponibilité de capitaux pour l'armement et de liquidation des prises.
En cette année 1665, la Tortue possédait pourtant un avantage de taille. C'était le seul endroit aux Antilles, comme on le verra, où les flibustiers pouvaient prendre des commissions pour faire la guerre aux Espagnols, en raison de la prohibition dont était frappée alors la course à la Jamaïque. Depuis 1659, la France et l'Espagne étaient certes en paix. Toutefois, Du Rausset et son neveu La Place, qui entretinrent au moins un navire flibustier comme leurs prédécesseurs, avaient déjà émis des commissions en représailles pour les cruautés, vraies ou fausses, commises par les Espagnols contre des Français. Ils avaient aussi pris l'habitude de procurer aux flibustiers des commissions du Portugal, puisque ce pays faisait depuis une vingtaine d'année une guerre à l'Espagne pour recouvrer son indépendance. D'Ogeron allait les imiter en cela et très rapidement.
Au début de 1666, le capitaine Nau dit l'Olonnais réunit cinq petits bâtiments à Bayaha, à la côte de Saint-Domingue, à dessein d'aller piller quelque place espagnole en Terre Ferme sous une commission portugaise délivrée par d'Ogeron, la première grande entreprise du genre sous commandement français. En route, il prit un bâtiment chargé de cacao qui fut envoyé à la Tortue. Ayant entreposé la cargaison dans ses magasins, le gouverneur d'Ogeron fit embarquer ses neveux Pouancey et La Pigoterie ainsi que son major, le sieur d'Artigny, sur la prise qu'il retourna vers l'Olonnais. Ce dernier mouillait alors à l'île Saona où il avait pris un autre petit vaisseau espagnol chargé de munitions. Avec ses sept bâtiments portant au total 440 flibustiers, l'Olonnais appareilla pour le grand lac de Maracaïbo, dont les établissements avaient été la proie des corsaires néerlandais et anglais au début des années 1640. Deux Français qui avaient vécu longtemps parmi les Espagnols s'étaient offerts pour lui faire passer la barre séparant le lac, ou plutôt le grand lagon, de Maracaïbo du golfe de Venezuela. Après s'être ravitaillé sur la petite île d'Aruba, l'Olonnais s'emparait du fort de la Barre à l'entrée du lac de Maracaïbo, puis ses gens poussèrent jusqu'à la petite ville du même nom qu'ils trouvèrent désertées par ses habitants. Ceux-ci s'étant réfugiés au bourg de Gibraltar, de l'autre côté du vaste lagon, il les suivit. En débarquant à Gibraltar, les flibustiers furent confrontés à une troupe commandée par le gouverneur de la province de Mérida en personne, Gabriel Guerrero de Sandoval. Un combat acharné s'en suivit au cours duquel l'Olonnais perdit plusieurs des siens mais parvint à défaire les Espagnols, tuant un grand nombre d'entre eux dont le gouverneur Sandoval. Après avoir brûlé Gibraltar puis Maracaïbo, l'Olonnais retourna à la Tortue, chacun des hommes, ayant pour sa part, selon d'Ogeron, 200 pièces de huit, ce qui représentait le salaire d'un boucanier pour quatre ans de dur labeur à chasser les boeufs sauvages pour leurs cuirs dans les savanes d'Hispaniola, somme toute un butin respectable.
Au moment même où l'Olonnais réunissait sa flotte à Bayaha, les autorités anglaises de la Jamaïque se rendaient à l'évidence que la politique de non agression prônée depuis 1664 par Londres ne pouvaient plus durer. À son arrivée dans l'île, en juin 1664, le nouveau gouverneur sir Thomas Modyford avait pourtant mis tout en oeuvre pour encourager le commerce avec les Espagnols, révoquant toutes les commissions délivrées par ses prédécesseurs. Cette décision avait remporté, comme il fallait s'y attendre, peu de succès tant auprès de la population de Port Royal que des flibustiers. À peine trois capitaines avaient fait leur soumission un mois après l'arrivée de Modyford, qui se voyait contraint, à la fin de l'année, de procéder à des arrestations et d'ordonner des condamnations à mort pour piraterie. Il envoya même donner la chasse au capitaine Moreau, qui, après l'expiration de sa commission qu'il tenait de lord Windsor, s'était réfugié à la Tortue et avait pillé des marchands anglais. Mais, dans l'intervalle, Modyford avait trouvé un expédiant. Fort d'un ordre lui permettant d'octroyer des commissions en représailles contre les Néerlandais, avant même la déclaration officielle de la seconde guerre entre l'Angleterre et les Provinces-Unies, il suspendit, en février 1665, procès et exécutions, graciant du même coup 14 flibustiers condamnés à la peine capitale. À défaut des Espagnols, ce sera contre les Néerlandais que les corsaires jamaïquains exerceront leur métier.
En avril 1665, le colonel Edward Morgan, l'adjoint de Modyford, parvint à rassembler environ 700 hommes, pour la plupart des flibustiers, sur une dizaine de bâtiments. Sa mission consistait à porter la guerre contre les petites Antilles néerlandaises et, au retour, de déloger les Français de la Tortue. Le vieux colonel mourut cependant en débarquant à l'île Saint-Eustache qui abritait une colonie néerlandaise et dont ses troupes se rendirent facilement maîtres. Mais le successeur de Morgan, le colonel Cary, ne possédait pas assez d'autorité pour rallier à lui les flibustiers, dont une partie s'était déjà séparé de Morgan avant leur arrivé sur la petite île néerlandaise. La plupart d'entre eux reprendront d'ailleurs leurs brigandages aux dépens des Espagnols, se gardant bien toutefois de revenir à la Jamaïque.
Cary présenta son rapport peu encourageant à Modyford en novembre 1665. Aussitôt le gouverneur invitait d'autres flibustiers à se rendre à Bluefield's Bay, à la bande sud de la Jamaïque pour monter une nouvelle expédition contre les Néerlandais, encore le seul moyen, jugeait-il, de conserver ces gens au service de l'Angleterre. Pendant quelques semaines des officiers du gouverneur firent la navette entre Port Royal et Bluefield's Bay où se réunirent finalement de douze à quinze bâtiments anglais et français. Ayant élu comme amiral l'un de leurs capitaines les plus expérimentés, le vieux Mansfield, ces flibustiers appareillèrent avec la promesse de s'attaquer à la prospère colonie néerlandaise de l'île de Curaçao. Mais ils n'en feront rien. Vers Noël 1665, ils faisaient descente au sud de Cuba, où sous prétexte que les Espagnols leur refusaient la permission de se ravitailler et avec des commissions portugaises vraisemblablement obtenus par l'entremise du gouverneur d'Ogeron, ils pillèrent deux bourgs espagnols. Ensuite, Mansfield se rendit au Costa Rica, où avec ses 600 hommes et l'aide d'une tribu indienne, il entreprit (avril 1666) en vain d'aller piller la ville de Carthage, étant obligé de se retirer après avoir investi le bourg de Turrialba.
Après le départ de la flotte de Mansfield, Modyford avait reçu des nouvelles instructions de son parent, le puissant duc d'Albemarle: si cela était nécessaire pour les intérêts de la Jamaïque, il était désormais laissé à la discrétion du gouverneur d'encourager les flibustiers à piller les Espagnols. Ainsi, au début du mois de mars 1666, le Conseil de la Jamaïque passait une importante résolution autorisant à nouveau la course contre les Espagnols, notamment sous prétexte des affronts que ces derniers avaient faits aux navires jamaïquains. Cette décision servit de caution à Mansfield qui revint à la Jamaïque en juin suivant. Après son échec au Costa Rica, le vieux corsaire avait été abandonné par plus de la moitié des siens. Avec les six bâtiments demeurés sous ses ordres, il s'était ensuite emparé de l'île Santa Catalina, l'ancienne île Providence que les Espagnols occupaient depuis 1641 après en voir chassé les Anglais. Laissant quelques uns de ses hommes sur l'île, il avait rallié la Jamaïque où il offrit sa conquête à Modyford. Se contentant de réprimander le vieux corsaire pour avoir exécuté cette entreprise sans sa commission, le gouverneur l'accepta au nom du Roi. Grâce à cette politique, Modyford parvint à ramener plusieurs flibustiers à Port Royal, notamment le Néerlandais David Martin, qui avait trouvé refuge à la Tortue. Au début de l'année suvante, en 1667, il tenta aussi d'attirer à la Jamaïque l'Olonnais, d'ailleurs à la demande de celui-ci, par l'entremise du capitaine Thomas Clarke, mais le gouverneur d'Ogeron contrecarra les plans de son homologue jamaïquain, aidé, faut-il le dire, par la situation politique en Europe.
Pendant que l'Olonnais se trouvait à Maracaïbo et que Modyford autorisait à nouveau la course contre les Espagnols, la France était entrée en guerre aux côtés des Provinces-Unies, devenant ainsi l'ennemie de l'Angleterre. Pour un instant, les flibustiers anglais et français devinrent des frères ennemis. Ainsi, ignorant l'état de guerre, le capitaine Champagne, qui avait naguère fréquenté la Jamaïque, fut traîtreusement attaqué par deux navires armés à Port Royal, dont un commandé par un flibustier nommé Morris. Quoique ses forces fussent très inférieures à celles de ses adversaires, le Français parvint à remporter la victoire et rentrer à la Tortue. De tels incidents demeurèrent cependant rares. Si les flibustiers de l'une ou l'autre nation s'attaquaient volontiers à des bâtiments marchands battant pavillon ennemi, ils évitaient de s'entre-tuer. D'ailleurs, depuis que le gouverneur de la Jamaïque avait recommencé à accorder des commissions contre les Espagnols, les flibustiers, tant français qu'anglais avaient beaucoup mieux à faire. Et la paix fut conclue en mai 1667, à Breda, un peu plus d'un an après le début des hostilités, le même mois où l'Olonnais appareillait pour une nouvelle entreprise contre les Espagnols.
Après ses exploits à Maracaïbo, l'Olonnais, alors considéré comme le premier des aventuriers de la Tortue, s'était accordé un congé de cinq mois, le temps de tout dépenser ses gains et de se faire de nouvelles dettes auprès des cabaretiers et des marchands de la Tortue, ainsi que, comme on l'a vu, d'engager des pourparlers sans lendemain avec les autorités de la Jamaïque. Grâce aux informations fournies par quelques Indiens, il entendait à présent aller faire descente au lac de Nicaragua et de prendre la ville de Granada, comme l'avait fait deux ans auparavant une bande de flibustiers jamaïquains, commandés, entre autres, par un certain Henry Morgan, appelé à un brillant avenir. Pour cette expédition, l'Olonnais recruta 600 hommes, qui s'embarquèrent sur cinq petits vaisseaux, dont le plus grand était une flûte prise à Maracaïbo et servant de navire-amiral. Cette nouvelle entreprise était en quelque sorte cautionnée par les événements en Europe. En effet, pour faire valoir les droits de son épouse, une princesse espagnole, dont la dot n'avait pas encore été acquittée après sept ans de mariage, Louis XIV envahissait les Pays-Bas espagnols ce même printemps, entamant une nouvelle guerre avec l'Espagne qui allait durer un an.
Après une escale de ravitaillement aux cayes du sud de Cuba, la flotte de l'Olonnais connut ses premiers déboires, les bâtiments étant poussés par les courants dans le golfe des Honduras. Là l'Olonnais pilla deux bourgs espagnols, puis convint avec ses gens de guetter la hourque des Honduras, très gros navire qui venait commercer dans cette partie de l'Amérique espagnole située en dehors du trajet des flottes aux trésors. Pendant six mois, les flibustiers, dispersés par équipage sur les petites îles del Maíz, attendirent leur proie, dont ils se rendirent finalement maîtres. Mais la hourque ne contenait que des marchandises européennes: son commandant, ayant été informé de la présence de pirates, n'avait pas chargé l'argent et l'indigo qu'il devait prendre à son bord contre les produits de la métropole. Dès lors, le mécontentement gronda au sein de la flotte. Plusieurs flibustiers s'embarquèrent en secret sur les bâtiments commandés par les capitaines Vauquelin et Picard pour aller tenter leur chance ailleurs. Furieux de cette perte, l'Olonnais, avec les 300 hommes qui lui restaient, décida de poursuivre le voyage prévu pour le Nicaragua. Mais, près de l'embouchure de la rivière San Juan, il échoua son bâtiment, mettant ainsi un terme à ses visées sur le lac de Nicaragua. Le reste de ses hommes se disperseront par la suite: plusieurs trouveront la mort, dont l'Olonnais lui-même. En 1669, d'Ogeron écrira au ministre Colbert que des 600 flibustiers qui avaient quitté la Tortue avec l'Olonnais pour ce funeste voyage seulement le tiers en était revenu.
Avec la disparition de l'Olonnais, la grande et brève période de la Tortue comme base corsaire touchait à sa fin, éclipsée par sa rivale anglaise. En effet, de 1668 à 1671, ce sera du Port Royal de la Jamaïque, cette «Babylone de l'Amérique» comme la surnommaient les Espagnols, que partiront les plus impressionnantes, peut-être, des expéditions de l'histoire des flibustiers. Un homme, encore plus audacieux et heureux que le capitaine Christopher Myngs, que Mansfield ou que l'Olonnais, s'y distinguera particulièrement.
R. Laprise.