Le Western Design et ses suites (1655-1663)
Longtemps avant de s'élever à la tête de l'état anglais, Oliver Cromwell s'était intéressé à l'expansion de la religion protestante, par le moyen, entre autres, de la colonisation. Au temps du conflit entre le roi et le Parlement, n'avait-il pas compté parmi ses amis le comte de Warwick, l'un des fondateurs de la Providence Island Company et impliqué dans plusieurs autres entreprises de colonisation en Amérique? Le Lord Protecteur du Commonwealth d'Angleterre lui-même n'avait-il pas songé, à un instant difficile de sa vie, à émigrer dans ces contrées? Dans son esprit, une telle expansion coloniale ne pouvait cependant se faire qu'au détriment d'une puissance papiste, en l'occurrence l'Espagne, faite maîtresse, conjointement avec le Portugal, des nouvelles terres découvertes depuis la fin du XVe siècle par une décision du pape de Rome. De là l'idée du Western Design, un plan ambitieux qui consistait sommairement à attaquer les possessions espagnoles en Amérique et, si cela était possible, les transformer en tout ou en partie en colonie accessoirement et économiquement anglaise, mais aussi, par-delà les intérêts purement nationaux et économiques, en colonie protestante.
Le plus grand secret entourait les préparatifs du Western Design, qui fut mis à l'ordre du jour du Conseil d'état, pour la première fois en juin 1654. Le Conseil d'état convint que ce serait par droit de représailles et non par le biais d'une guerre en bonne et due forme que l'on agirait: il faisait sien le vieil adage «No Peace Beyond the Line». Deux mois plus tard, le Lord Protecteur convoquait l'ambassadeur d'Espagne à Londres. Il lui déclara que l'Angleterre conserverait des relations amicales avec l'Espagne seulement si celle-ci garantissait la liberté de conscience dans la pratique de leur religion à tout sujet anglais vivant dans l'empire espagnol ainsi que la liberté de commerce avec leurs colonies américaines. Dans le contexte de l'époque, ces conditions, quoique justifiées à plus d'un égard, équivalaient ni plus ni moins à demander au roi d'Espagne ses deux yeux, comme aurait d'ailleurs répliqué le diplomate espagnol au Protecteur. Du point de vue religieux, le monarque espagnol demeurait en effet le premier souverain catholique malgré l'affaiblissement de sa puissance depuis le début du siècle, d'ù de hautes obligations morales envers la « vrai foi ». Quant à la liberté de commerce, la Couronne, qui avait cédé partiellement sur ce point aux Néerlandais quelques années plus tôt à la conclusion de la guerre de Trente ans, n'entendait nullement autoriser d'autres «pirates», encore des hérétiques, à participer directement au commerce des Indes.
Apès la réponse des Espagnols, négative comme ils devaient s'y attendre, Cromwell et son Conseil tentèrent de préciser la cible du Western Design. En cela, le Protecteur fut particulièrement redevable à un homme, Thomas Gage. Cet ancien dominicain anglais, qui avait renié le catholicisme, est décrit par la majorité des contemporains, comme l'un des premiers instigateurs du projet, sinon celui qui poussa le plus Cromwell à le réaliser. Gage connaissait bien l'Amérique espagnole pour y avoir séjourné quelques années. Apès avoir apostasié, il avait d'ailleurs écrit et fait publier un livre de ses voyages. Mais son analyse de la situation américaine était erronée: Gage croyait qu'une fois Hispaniola et Cuba conquises avec le minimum de forces, le reste de l'Amérique centrale deviendrait anglais en moins de deux ans. Plus éclairé fut l'avis donné par Thomas Modyford, un avocat établi comme planteur à la Barbade et qui jouera un rôle de premier plan dans l'histoire des flibustiers. Consulté par Cromwell, Modyford suggéra plutôt la prise de l'île Trinidad, proche des bouches de l'Orénoque, donc de la riche Guyane. Il affirmait avec justesse que les Espagnols devraient monter une expédition à partir de l'Europe pour reprendre, le cas échéant, cette île, puisqu'elle était située au vent de leurs autres colonies. Mais cet avis sensé fut laissé de côté, les Grandes Antilles et la Terre ferme ayant la faveur de Cromwell. À la fin, cependant, la cible de l'expédition ne fut pas précisée, le but ultime de l'entreprise étant de gagner un intérêt dans cette partie des Indes occidentales sous la domination des Espagnols.
Pour les dirigeants anglais, le Western Design revêtait autant d'importance que, cinq ans plus tôt, la campagne en Irlande, conduite par Cromwell lui-même alors général des armées du Parlement. Mais le parallèle s'arrêtait là. Contrairement à ce qui s'était produit, Cromwell ne s'occupa pas personnellement des détails de l'organisation. Il confia cette tâche à son beau-fère Desborough, qui fit preuve de négligence, notamment dans le ravitaillement des troupes. De plus, celles-ci n'étaient pas des meilleures. Les chefs de la New Model Army s'étaient débarrassés de leurs plus mauvais éléments et de leurs têtes fortes pour les verser dans le corps expéditionnaire. On était loin de la New Model Army, cette armée nationale composée d'hommes inspirés par Dieu, dont Cromwell avait été l'un des fondateurs. Toutefois, les questions de l'intendance et du recrutement allaient, selon les prévisions de Desborough, trouver leurs solutions à la Barbade, ù l'expédition devait faire escale.
La dualité du commandement de l'expédition posa aussi problème dès le début. Le Conseil d'état avait nommé Robert Venables et William Penn, pour commander conjointement l'entreprise. Le premier s'était certes illustré en Irlande sous les ordres de Cromwell et le second contre les Provinces-Unies comme vice-amiral de Robert Blake. Mais, avant même le départ, apparut l'incompatibilité de caractère entre Venables, le partisan enthousiaste du nouvel ordre, et Penn, le marin professionnel qui n'était attaché à aucun régime en particulier.
Quoiqu'il en soit, en décembre 1654, Penn appareilla à la tête d'une flotte impressionnante forte d'une quarantaine de navires portant environ 4500 marins et 3000 soldats. Apès une traversée sans histoire, la flotte fit escale, comme prévu, à la Barbade ù les ennuis commencèrent. D'abord, les habitants de l'île ne se pressèrent nullement pour s'engager dans le corps expéditionnaire. Et ce fut à grand peine que Venables parvint à recruter 3000 hommes supplémentaires venant de la Barbade même ainsi que des îles de Saint-Christophe et de Nevis. Quant à ceux qui étaient partis d'Angleterre avec lui, ils commençaient à mal supporter le climat et à souffrir de maladies. Plus grave était le manque de vivres. Avec l'arrivée de nouvelles recrues, les soldats de Venables se virent réduits à une demie ration par jour, ce qui n'alla pas sans conflit avec Penn dont le général accusaient les marins de s'accaparer le meilleur des provisions.
En dépit de ces difficultés, l'entreprise suivit son cours. L'objectif choisi fut l'île Hispaniola, plus précisément sa capitale Santo Domingo. Ainsi, à la fin du mois d'avril 1655, Venables, à la tête de quelque 8000 hommes, tentait deux débarquements consécutifs, mais il fut à chaque fois repoussé par les gens du nouveau gouverneur général de l'île, le comte de Peñalba. L'attaque fut un lamentable échec dans lequel pès d'un millier d'Anglais trouvèrent la mort soit par le fer et les balles espagnols soit par la maladie. Penn et Venables s'accuseront à ravir d'incompétence. Ils portaient toutefois tous deux la responsabilité de ce revers par leur manque de coopération mutuelle, la première défaite d'importance des armées du Commonwealth. Le général et l'amiral vont pourtant tenter de se racheter par une victoire facile.
Penn et Venables choisirent comme nouvelle cible la plus petite des Grandes Antilles, la Jamaïque. Cette île, ù vivaient quelque milliers d'âmes surtout des Portugais et des esclaves noirs, appartenait aux descendants directs de l'explorateur Christophe Colomb qui étaient notamment marquis de Jamaica et duc de La Vega. Elle n'était point inconnue des Anglais. À l'époque des «seadogs» de la reine Elizabeth, sir Anthony Shirley s'était emparé (1596) de sa capitale, Santiago de La Vega, rencontrant peu d'opposition tout comme son compatriote Christopher Newport quelques années plus tard (1603). Enfin, environ dix ans avant l'élaboration du Western Design, le capitaine William Jackson avait réédité (1643) leur exploit, lors de son fameux voyage aux Antilles, commandité par des marchands londoniens. Beaucoup plus nombreux en hommes et en navires que ses prédécesseurs, Penn fit entrer sa flotte dans ce qui est de nos jours le port de Kingston, le 20 mai 1655. Aussitôt débarqué à Cayo de Carena, les soldats de Venables s'empaèrent du fort Caguaya, défendu par des miliciens espagnols, et, dès le lendemain, de la capitale Santiago de La Vega. Cependant, la conquête définitive de l'arrière-pays ù vivaient des bandes de noir libres, appelés nègres marrons, auxquels viendront se joindre de temps à autre de petites troupes d'Espagnols venus des autres îles, prendra encore cinq ans.
Venables imposa aux Jamaïquains les mêmes conditions de capitulation que celles imposées aux Anglais de l'île Providence en 1641, c'est-à-dire la confiscation de leurs propriétés et l'évacuation de l'île sous peine de mort dans les dix jours. Ensuite, il commença à faire fortifier Cayo de Carena, que les Anglais baptisèrent Point Cagway par confusion avec le nom du fort Caguaya. Mais, environ un mois apès le début de l'occupation, l'amiral Penn décidait de retourner en Angleterre avec une partie de la flotte. Neuf jours plus tard, il était imité par Venables, tès malade et anxieux d'aller se justifier devant le Conseil d'état. Entre-temps, à Cagway, Venables laissa le major-général Fortescue comme commandant militaire. Quant au reste de la flotte, elle fut confiée au vice-amiral William Goodson. Avant même la fin de l'été, le protecteur Cromwell leur renouvela son ordre de porter la guerre par terre et par mer contre les Espagnols. Le Western Design avait coûté fort cher en argent et en hommes (Fortescue lui-même mourra avant la réception de cet ordre); et il fallait payer les vivres importés des colonies de la Nouvelle-Angleterre pour ravitailler l'armée d'occupation. À Londres, l'on n'espérait ni plus ni moins que la capture de l'une des deux flottes de l'or espagnoles. Ce fut donc en quête de ce gros gibier que se lança l'amiral Goodson avec douze navires de guerre.
Dès juillet 1655, Goodson croisait entre Porto Belo et Cartagena à la recherche de la flotte de Terre Ferme, communément appelée les Galions. Mais ceux-ci n'était pas encore arrivés. Rentré à Cagway, l'amiral anglais en repartit en octobre suivant, avec l'intention de faire une descente à la côte de Carthagène. Ayant manqué son premier objectif, le centre de pêcherie perlière de Rio de la Hacha, il débarqua 400 hommes, à Santa Marta. Couverts par le tir de l'artillerie de leurs vaisseaux, les Anglais s'empaèrent des fortifications de la petite ville portuaire pendant que les habitants s'enfuyaient à l'intérieur des terres ù ils ne purent être rejoints. Apès avoir tout rasé, Goodson et ses hommes rentèrent à la Jamaïque avec un butin tès médiocre.
Le commissaire civil Sedgewick, arrivé d'Angleterre avant la croisière de Goodson pour gouverner l'île, éprouvait cependant des scrupules quant à l'utilisation de la marine de l'état dans ce genre d'actes de pirateries, lesquels, écrivit-il à Cromwell, ne servaient à rien si l'on ne prenait pas les moyens de conserver les places ainsi prises. Il dut pourtant laisser de côté sa conscience, car il constata que les soldats de l'armée de Venables étaient plus intéressés à faire la guerre aux Espagnols qu'à s'établir planteurs à la Jamaïque. Ainsi, il donna son aval à Goodson pour une seconde croisière qui débuta en avril 1656. Un mois apès son départ, l'amiral s'emparait de Rio de la Hacha, qu'il avait manqué lors de son premier voyage. Comme à Santa Marta, les Espagnols, en apercevant les dix vaisseaux de Goodson, fuyèrent vers les terres. Encore une fois, les Anglais firent peu de butin et, apès avoir attendu en vain la rançon du bourg, ils y mirent le feu. Laissant trois de ses navires à la côte de Carthagène, Goodson relâcha à la Jamaïque, ù il ne conduisit que deux petites prises de peu de valeur. Mais, dès la fin juin, il réunissait quatorze bâtiments et allait se poster à la côte de Cuba, pès du cap San Antonio, bien décidé à rééditer l'exploit de Piet Heyn et de s'emparer de l'une des deux flottes aux trésors. Mais le sort s'acharnait contre lui. Dès son arrivée à Cuba, il apprenait que les Galions était sortis de La Havane à destination de l'Espagne quelques jours avant son arrivée. Cinq de ses vaisseaux étant retournés en Angleterre au début de septembre, Goodson, avec le reste, guetta en désespoir de cause, et en vain, la flotte de la Nouvelle-Espagne, qui ne sortira de Veracruz que bien longtemps apès le départ des Anglais.
Avant que Goodson ne partît de la Jamaïque pour Cuba, le commissaire Sedgewick était mort. Les officiers de l'armée avait alors choisi pour commander à la Jamaïque le colonel Edward D'Oyley qui avait déjà assuré l'intérim du gouvernement au décès de Fortescue. En décembre 1656, D'Oyley dut résigner ce commandement avec la venu d'un nouveau commissaire civil, le général Brayne. Comme ses prédécesseurs, ce dernier mourut au bout de quelques mois et D'Oyley reprit la direction de la colonie qu'il conservera jusqu'à la Restauration. Entre-temps, Goodson était retourné en Angleterre. Il avait confié au capitaine Christopher Myngs le commandement des sept navires de guerre demeurant encore à la Jamaïque. Apès avoir assisté le gouverneur D'Oyley à vaincre (juin 1658) une troupe d'Espagnols venus de Santiago de Cuba et débarqués à la côte nord de la Jamaïque, Myngs poursuivit les entreprises de pillage de Goodson avec beaucoup plus de succès.
En juillet 1658, au retour de son expédition punitive au nord de la Jamaïque, D'Oyley apprit que les Galions mouillaient à Porto Belo, attendant l'argent de Panama. Il envoya aussitôt Myngs et son escadre à la côte de Carthagène. Malheureusement, les vaisseaux anglais se trouvaient dispersés lorsque la flotte espagnole fut signalée au tout début d'octobre. Apès cet échec, une partie de l'escadre anglaise alla piller Tolu puis, encore une fois, Santa Marta avant de retourner bredouille à la Jamaïque. Avec trois vaisseaux, Myngs fut renvoyé en course par D'Oyley. Cette fois, les marins anglais n'allaient pas être déçus. Myngs s'empara d'abord de la ville de Cumana. Puis il appareilla pour Puerto Caballo, à 250 kilomètres à l'ouest de Cumana sur la côte de l'actuel Venezuela, dont les entrepôts ne contenaient pas les lingots attendus. Il s'attaqua ensuite à Coro. En poursuivant dans les terres les habitants de cette petite ville pourtant réputée d'importance secondaire, les Anglais tombèrent sur vingt-deux coffres du trésor royal espagnol contenant chacun 400 livres d'argent. Au début de mai 1659, Myngs et ses gens ramenèrent ainsi à la Jamaïque un butin estimé entre £200 000 et £300 000.
À Cagway, un conflit éclata entre le gouverneur D'Oyley et le capitaine Myngs à propos de ce butin. En effet, ce dernier, sous prétexte que le meilleur du pillage avait été fait à terre et non en mer, avait brisé les sceaux de certains coffres pris à Coro et avait partagé leur contenu, estimé à 12 000 pièces de huit, parmi ses officiers et ses hommes. Ainsi, quelques semaines à peine apès son retour à la Jamaïque, Myngs fut suspendu de son commandement et renvoyé en Angleterre pour y répondre de ses actions. Il ne tardera pas à revenir.
La Jamaïque: première base flibustière des Amériques
Le retour de Myngs à Cagway apès ses raids au Venezuela et son renvoi en Angleterre coïncidèrent avec la première apparition documenté de flibustiers à la Jamaïque. Nul ne mentionne la présence de bâtiments corsaires dans la flotte de Myngs ni d'ailleurs dans celle de son prédécesseur Goodson. Mais, peu de temps avant sa mort (fin 1657), le général Brayne était entré en négociation avec des flibustiers. La disparition de la Tortue comme base corsaire n'avait nullement mis un terme à leurs activités. Ils fréquentaient toujours les côtes de Saint-Domingue ù vivaient de la chasse quelques centaines de boucaniers, en majorité Français, qui se joignaient parfois à eux dans leurs entreprises. De plus, la France et l'Espagne étant toujours en guerre, ils croisaient généralement sous commissions du gouverneur général des Antilles françaises, le vieux chevalier de Poincy. Quelques uns de ces flibustiers et aussi des boucaniers auraient même aidé les Anglais à chasser de la Jamaïque quelques bandes d'Espagnols irréductibles et de nègres marrons.
Mais ce fut vraiment à partir de mai 1659 que les flibustiers commencèrent à être mentionnés fréquemment et nommément par le gouverneur D'Oyley. Ce mois-là, en effet, une prise zélandaise et une autre espagnole, faites par les vaisseaux du Commonwealth sous les ordres de Myngs, furent vendues la première à un capitaine français et la seconde à un certain Morris Williams, qui sera l'un des plus fameux flibustiers anglais de la décennie 1660. À la fin de cette même année et au début de la suivante, une douzaine d'autres corsaires vinrent prendre des commissions à Cagway. Parmi eux, se trouvaient le vieil Edward Mansfield et un Français nommé Philippe Bequel, qui avaient vraisemblablement fréquenté la Tortue sous Levasseur et Fontenay comme capitaines, sinon comme membres de l'équipage d'un corsaire.
Jusqu'à tout récemment encore, les commandants militaires de la Jamaïque n'avaient émis aucune commissions à des flibustiers. Ils comptaient alors sur la présence d'une partie de la flotte amenée par Penn dans la mer des Caraïbes. Mais, avec le renvoi de Myngs en Angleterre, de cette flotte qui comptait à l'origine plus d'une trentaine d'unités, il ne restera plus que deux vaisseaux au début de 1660 qui partiront d'ailleurs cette même année, d'ù l'importance d'attirer à Cagway le plus grand nombre de flibustiers possibles et de les aider dans leurs armements. Dès l'année précédente, le gouverneur D'Oyley avait ainsi autorisé tous les marins du S. S. Marston Moor, le navire de Myngs, qui le voulaient bien, à s'embarquer avec le capitaine Morris Williams. Aussitôt introduits à la Jamaïque, les flibustiers attièrent à eux un grand nombre de soldats de l'armée d'invasion qui préféraient de loin aller en course plutôt que de s'établir comme planteurs à la Jamaïque, comme l'avait remarqué le défunt commissaire Sedgewick. Craignant le dépeuplement de la colonie, D'Oyley interdira bientôt et avec peu de succès d'ailleurs à tout corsaire, sous peine de voir son propre navire saisi, d'embarquer sans permission marins et habitants de la colonie.
Les Anglais étaient désormais, de fait, les maîtres incontestés de la Jamaïque. Ils avaient défait les derniers foyers de résistance espagnol dans l'île avec l'aide de flibustiers, qui fréquentaient maintenant Cagway en assez grand nombre pour décourager les Espagnols des Grandes Antilles d'attaquer la Jamaïque. Entre-temps, en Angleterre, la situation politique s'étaient complètement renversée. Apès la mort de Cromwell en 1658, son fils et successeur n'avait pu conserver le pouvoir. Et, à l'instigation du général Monck (futur duc d'Albemarle), le Parlement avait restauré la monarchie. Or, la Restauration fut connue à la Jamaïque en juillet 1660. Une grande incertitude régna alors dans la colonie. Tous savaient fort bien que le jeune roi en exil s'était allié à l'Espagne pour reconquérir son trône. La rumeur voulait que le monarque anglais se fût engagé à redonner la Jamaïque aux Espagnols en échange de leurs bons services. En février suivant, arrivait la confirmation de la nomination de D'Oyley comme gouverneur général de l'île pour Sa Majesté britannique, nouvelle qui vint démentir cette rumeur exagérée. Néanmoins, les monarques anglais et espagnol avaient entériné une paix valide tant en Europe qu'en Amérique. Avec sa commission, le gouverneur reçut donc instruction de faire cesser les hostilités contre les Espagnols et d'ordonner à tous les corsaires jamaïquains de rapporter leurs commissions à Cagway. D'Oyley se conforma aux ordres royaux et souleva ainsi la colère de ses administrés, qui, selon ses propres mots, «vivaient seulement du pillage et de déprédations». En fait, les flibustiers ignoèrent la proclamation du gouverneur. Et ce dernier, prétextant son désir de régler des affaires personnelles en Angleterre, obtint son congé l'année suivante.
Le nouveau gouverneur, lord Windsor, débarqua en août 1662 à Cagway qu'il rebaptisa Port Royal, nom sous lequel le havre connaîtra ses heures de gloire. Ses instructions l'obligeaient à entretenir de bonnes relations avec ses voisins espagnols et de promouvoir le libre commerce entre ces derniers et la Jamaïque, donc à renverser la politique en vigueur dans l'île depuis le Western Design. Toutefois, si cette politique échouait, il était autorisé à employer la force pour obliger les Espagnols à commercer avec la Jamaïque. Au début, Windsor semble avoir montrer une réelle volonté d'établir ce commerce de manière pacifique. Mais, outre l'opposition prévisible de la population de Port Royal, le projet rencontra l'hostilité déclarée des gouverneurs espagnols. Il n'en fallait pas plus pour recourir aux bonnes vieilles méthodes, moins d'un mois apès l'arrivée de Windsor. Et qui de mieux placé que le capitaine Myngs pour appliquer la manière forte? Il ne s'en privera pas.
Avec la Restauration, les accusations portées par D'Oyley contre le fougueux capitaine avaient été oubliées. Revenu à la Jamaïque avec Windsor comme commandant du H.M.S. Centurion, Myngs se vit confier la mission de conduire un raid contre Santiago de Cuba, ville portuaire réputée pour avoir servi de base d'opération aux Espagnols qui avaient voulu reprendre la Jamaïque quatre ans plus tôt. En 1662, la Jamaïque, toutes catégories et couleurs confondues, comptait à peine 3400 personnes, de ce nombre environ 700 vivaient à Port Royal même. Myngs fut pourtant capable de lever 1300 hommes pour son expédition. Il les embarqua sur les deux navires du roi à sa disposition et sur dix petits bâtiments flibustiers, puis il fit voile vers Cuba. L'entreprise fut couronnée de succès. La ville de Santiago fut prise, ses fortifications ruinées, une dizaine de navires capturés et un bon butin ramenés à Port Royal, tout cela sans la perte de plus de vingt hommes et en moins de six semaines.
Entre-temps Windsor révoquait officiellement les commissions délivrée par son prédécesseur D'Oyley. Ce faisant, il engageait les flibustiers des Antilles qui n'avaient pas joint la flotte de Myngs, à venir à Port Royal pour en prendre de nouvelles et à y faire adjuger leurs prises. Apparemment satisfait de son travail, Windsor quitta la Jamaïque en novembre 1662, peu de temps apès le retour de Myngs. Il confia le gouvernement à son adjoint sir Charles Lyttleton. Dès le départ du gouverneur en titre, le Conseil de la Jamaïque, avec l'aval de Lyttleton, planifia une seconde attaque contre les colonies espagnoles. Cette fois de 1500 à 1600 hommes suivirent Myngs, dont l'objectif était San Francisco de Campêche. Comme à Cuba, Myngs réussit avec brio sa mission et mit à sac la ville espagnole. Mais son temps aux Antilles était compté. De retour de Campêche, qu'il avait prise en février 1663, il fut bientôt rappelé en Angleterre pour ne plus jamais revenir en Amérique.
Informé des succès de Myngs qui lui vaudront le rang de chevalier, le Roi envoya des instructions contradictoires à Lyttleton concernant les flibustiers. D'un côté, il apparaissait satisfait des entreprises sur Cuba et Campêche. D'un autre, il ne trouvait pas judicieux d'encourager les flibustiers à de telles expéditions qui devaient être dorénavant exécutées par la seule Royal Navy. En fait, s'il ne délivrait plus de commissions, Lyttleton prit bien soin de ne pas révoquer les anciennes. Ainsi, vers la fin de l'année, il y avait pas moins de 22 navires flibustiers portant les commissions de Windsor et de son successeur. De son côté, à Londres, le même Windsor rédigeait un mémoire énumérant plusieurs raisons justifiant l'utilité des flibustiers pour la jeune colonie, raisons qui seront reprises à peine trois ans plus tard par le Conseil de la Jamaïque pour autoriser à nouveau la course contre les Espagnols, que le souverain anglais va bientôt interdire.
Au début de 1664, les autorités britanniques décidèrent de renoncer à leur politique de forcer le commerce américain avec les Espagnols par le moyen des flibustiers. Elles étaient en effet engagées dans des négociations avec l'Espagne pour obtenir d'importantes concessions sur ce point. Or, les plaintes des marchands et des administrateurs coloniaux contre les flibustiers de la Jamaïque ne cessaient de parvenir aux ministres du roi d'Espagne. Dans ces conditions, les négociations sur la liberté de commerce en Amérique rencontraient peu d'oreilles favorables. Le roi d'Angleterre et son Conseil choisirent donc de nommer un nouveau gouverneur avec des instructions tès strictes pour interdire la guerre de course. Cet homme, qui n'était nul autre que Thomas Modyford, autrefois appelé à conseiller Cromwell pour son Western Design et qui se définissait lui-même comme un adversaire acharné des flibustiers, pourra-t-il mener à bien sa mission?
En attendant ce personnage, plusieurs demeuraient septiques à la Jamaïque. Thomas Lynch, alors président du Conseil de l'île et qui, de ce fait, gouvernait la colonie par intérim depuis le départ de Lyttleton, se montrait réticent à sévir contre les flibustiers, opinion contrastant fort avec la politique qu'il suivra lorsqu'il deviendra lui-même gouverneur de la Jamaïque dans la décennie suivante. Sans une bonne escadre de Sa Majesté pour les ramener dans l'obéissance, écrivait-il à Londres en mai 1664, ces écumeurs des mers pourraient bien se mettre à piller aussi bien les Anglais que les Espagnols. Et, ajoutait Lynch avec justesse, s'ils ne pouvaient avoir des commissions anglaises, ils iront en prendre des portugaises ou des françaises avec lesquelles ils seront sûrs dêtre bien reçus ailleurs... surtout à l'île de la Tortue.
R. Laprise.