Le Diable Volant

Le Diable Volant

Une histoire générale des flibustiers

Le déclin de la flibuste (1689-1713)

Durant l'année 1688 éclate en Angleterre ce que l'on a appelé la Glorieuse Révolution, qui marquera les institutions de ce pays jusqu'à nos jours et, pour l'immédiat, aura des répercussions à la grandeur de l'Europe et par voie de conséquence en Amérique. Le roi James II, accusé, entre autres, de vouloir ramener l'Angleterre au catholicisme, est destitué par le Parlement qui offre le trône au prince d'Orange, lequel dirige déjà les Provinces Unies des Pays-Bas depuis 1672. L'ennemie sera la France, devenue la première puissance catholique, avec laquelle le roi anglais déchu a été accusé de pactiser. Dès décembre 1688, la guerre est déclarée entre la France et les Provinces-Unies. Le 7 mars suivant, elle est officiellement proclamée à la Martinique par le gouverneur général des Antilles françaises. Après l'Empire et plusieurs princes allemands, l'Espagne (avril) et l'Angleterre (mai) s'engagent à leur tour contre la France, qui voit se lever contre elle presque toutes les nations européennes. La guerre dite de la Ligue d'Augsbourg est commencée.

À Saint-Domingue, environnée d'Espagnols et d'Anglais, la nouvelle de ce conflit généralisé jette la crainte et le désespoir. «J'ai détruit la flibuste parce que la Cour l'a voulu, et je n'en suis venu à bout qu'avec bien de la peine. Je voudrais à présent n'y avoir pas réussi, car il y aurait à cette côte dix ou douze bons navires et quantité de braves gens dessus.», s'écriait d'ailleurs le gouverneur Cussy, en août 1689. Cinq ans plus tôt, plus de 2000 flibustiers fréquentaient la colonie. La stricte application des ordres du Roi visant à interdire la course contre les Espagnols en était certes responsable, de pair avec les expéditions en mer du Sud. Malgré les pertes subies, Saint-Domingue pouvait encore compter sur Laurens De Graff, qui, quoique devenu officier du roi dans la colonie, continua à commander des flibustiers, du moins durant les premières années de la guerre, et des hommes comme Bernanos et Lesage, et des nouveaux chefs tel Daviot et Godefroy.

Quoiqu'en position d'infériorité, le gouverneur Cussy décida de prendre les devants et de porter la guerre contre ses voisins sur Hispaniola même, selon lui les plus dangereux. Ainsi, à l'été 1690, le gouverneur Cussy réunit quelque 250 flibustiers, sous le commandement de Daviot, qu'il joignit aux troupes de milice qu'il avait déjà sous la main. Avec cette petite armée d'environ un millier d'hommes, il mit à sac et incendia Santiago de los Caballeros, la place espagnole la plus importante entre la côte nord d'Hispaniola et la ville de Santo Domingo. Cependant la réplique espagnole vint environ six mois plus tard. En janvier 1691, une douzaine de navires de guerre espagnols jetaient l'ancre à la côte du nord et débarquaient près de 3000 hommes. Cussy, à la hâte, rassembla tout juste le tiers de ce nombre en miliciens et soldats. L'affrontement entre les deux armées eut lieu dans la savane de Limonade. Les lanciers espagnols décimèrent les rangs français, tuant près de 300 Français, dont 32 officiers parmi lesquels Cussy lui-même. Après avoir pillé les lieux, les Espagnols se rembarquèrent, satisfaits d'avoir porté un dur coup aux Français.

À la Jamaïque, les craintes ne furent pas moins grandes qu'à Saint-Domingue. Beaucoup plus prospère que sa rivale française, la grande Antille anglaise possédait une économie basée essentiellement sur la production sucrière et le négoce des esclaves avec les colonies espagnoles. Un quart de siècle plus tôt, les autorités jamaïquaines avaient déjà signalé le danger de se mettre à dos les flibustiers de Saint-Domingue, qui iraient ravager les plantations des côtes nord de l'île. Dans les années 1680, certains d'entre eux avaient d'ailleurs commencé à s'attaquer aux petits bâtiments de commerce jamaïquains. Et ils se serviront à souhait au cours de la guerre de la ligue d'Augsbourg. Les Jamaïquains craignaient particulièrement Laurens De Graff, qui vint même les narguer en abordant la côte nord de l'île au tout début de la guerre. Profitant de l'affaiblissement de la colonie française par l'attaque espagnole de janvier 1691, ils tentèrent en mai suivant une descente contre le Petit-Goâve et les quartiers environnant, avec deux vaisseaux de guerre et quelques bateaux corsaires, sans grand résultat d'ailleurs.

Les prises françaises n'étaient évidemment pas les plus riches qu'un flibustier pouvait faire dans la mer des Caraïbes. Les bâtiments néerlandais, espagnols etÉ anglais étaient beaucoup plus attrayants. Des corsaires jamaïquains passèrent ainsi à Saint-Domingue à l'exemple de Nathaniel Grubbin et de Cornelius Kelly. Même le vieux John Coxon fut, un moment, tenté de se joindre aux renégats, mais son avenir était ailleurs parmi les bûcherons anglais du Yucatan. D'autres, pour conserver une apparence de légalité, allèrent simplement chercher la fortune sous d'autres horizons.

En mer Rouge

Au début années 1680, les premiers flibustiers, venant des Antilles, furent signalés sur les côtes de l'Afrique occidentale, les côtes de Guinée et d'Angola: Jean Hamelin et un certain Morgan. Pour ceux qui désiraient passer dans le Pacifique (mer du Sud), par le détroit de Magellan, pour aller piller les Espagnols du Pérou, c'était la voie obligée: Antilles, Afrique, Brésil puis mer du Sud, trajet suivi d'ailleurs par John Eaton, John Cook et Charles Swan en 1684, de même que par le Français Massertie en 1687. Mais le détroit de Magellan étant difficilement franchissable à certaines période de l'année, des flibustiers qui avaient pris cette route étaient contraints soit de demeurer à croiser en Afrique ou d'y retourner. Ce fut particulièrement le cas dans les années 1686-1688, durant lesquelles quelques flibustiers se firent remarquer par leurs actions. Par exemple, le capitaine Lesage, qui, lors de sa croisière de 1685-1688 après avoir manqué la saison pour passer en mer du Sud, captura un riche vaisseau de la compagnie néerlandaise des Indes orientales qu'il mena ensuite à Cayenne.

Les prises que ces flibustiers faisaient aux côtes d'Afrique différaient de celles faites en Amérique. D'abord de ce côté de l'Atlantique, il n'y avait pas d'Espagnols à qui s'attaquer. En revanche, les Anglais, les Français, les Néerlandais et les Portugais y avaient des comptoirs à partir desquels ils faisaient la traite avec les potentats indigènes, surtout sur des esclaves. De plus c'était aussi la route utilisée par les vaisseaux de ces nations s'en allant aux Indes orientales ou, chargés de richesses, s'en revenant de cette région où; toutes possédaient de prospères colonies.

Au début de la guerre de la ligue d'Augsbourg, quelques flibustiers de Saint-Domingue, mais aussi des Petites Antilles françaises, se signalèrent à la côte de Guinée. Le plus connu était étienne de Montauban qui en 1691 fit sauter une forteresse anglaise à l'embouchure de la rivière Sierra Leone, et qui, moins heureux lors de son voyage suivant, en 1694, sauta avec son bâtiment lors d'un combat contre un vaisseau anglais aux côtes d'Angola. Ces voyages en Afrique furent certainement encouragés par Ducasse, le successeur de Cussy comme gouverneur de Saint-Domingue, qui y avait fait lui-même plusieurs expédition comme commandant de navire privé ou de vaisseau du roi dans les deux décennies précédentes.

Ces expéditions dans le golfe de Guinée vinrent rapidement à s'étendre à l'Océan Indien où; croisaient les vaisseaux battant pavillon du Grand Moghol, le puissant souverain musulman qui règne sur toute l'Inde. Ces Maures, comme on les appelait alors, étaient richement chargés. S'y attaquer toutefois tant pour les Anglais que pour les Français équivalait ni plus ni moins qu'à un acte de piraterie. En effet, la France, l'Angleterre et le Portugal avaient obtenu, du Grand Moghol, au fil des ans de fonder de petits établissements commerciaux sur le littoral indien. Or, à chaque agression commise par un Européen contre des Maures, le Grand Moghol frappait de sanctions les ressortissants appartenant à la nation du forban. Voilà pourquoi le gouvernement anglais prit l'arrivée de flibustiers de leur nation dans l'Océan Indien, très au sérieux et cherchera à les capturer par tous les moyens.

En effet, ces expéditions furent surtout l'oeuvre de flibustiers anglais, armés dans les colonies américaines, notamment en Nouvelle-Angleterre, où; ils prenaient des autorités des commissions en guerre contre les Français des Antilles ou du Canada. Certains de ces hommes possédaient une expérience de la guerre de course acquise contre les Espagnols dans la mer des Caraïbes. Thomas Tew, qui arma aux Bermudes (1692) puis à New York (1693), était l'un de ceux-là. Tout comme un certain James Kelly, qui commença sa carrière sous les ordres du capitaine Yankey en 1680.

Le plus fameux de ces flibustiers ne semble pourtant pas avoir eu auparavant une expérience antillaise. Il s'agit de Henry Every, dont l'histoire a alimenté nombre de légendes. Sa saga commence en 1693. Cette année-là un groupe d'hommes d'affaires anglais, dont le principal est sir John Houblon, obtint du roi d'Espagne le droit de commercer avec les colonies espagnoles en Amérique et de repêcher les trésors des épaves de galions naufragés dans la mer des Caraïbes. En février 1694, l'escadre armée à cette fin à Bristol, forte de quatre vaisseaux et commandée sir Arturo O'Byrne, vint mouiller à La Coruña, en Espagne. Mais les autorités espagnoles tardèrent à donner la permission de partir à l'expédition. En raison de ce délai mais surtout à cause du retard du paiement de leurs gages, 85 marins se révoltèrent au bout de quatre mois sous la conduite du contremaître de l'un des vaisseaux, Henry Every. Les mutins se rendirent maîtres du navire amiral de l'expédition avec lequel ils appareillèrent pour l'Afrique occidentale. Du golfe de Guinée où; ils pillèrent quelques navires anglais et danois, Every et ses gens passèrent à Madagascar.

L'île, où; les Français avaient vainement tenté de s'implanter quelques décennies plus tôt, n'était point inconnue des flibustiers. C'était d'ailleurs là que le Cygnet, le navire du capitaine Swan, vint terminer son périple autour du monde, échoué dans quelque baie de la grande île vers 1690. Depuis cette année-là, une poignée de flibustiers et marins anglais s'étaient établis sur quelques petites îles proches de Madagascar, à l'île Sainte-Marie notamment. Le plus notoire était un certain Adam Baldridge qui y demeurera jusqu'en 1697, au moment où; son établissement sera détruit par les indigènes de Madagascar. Ces hommes, vivant entourés d'esclaves et de concubines enlevés sur la grande île, assuraient le ravitaillement des flibustiers qui allaient s'attaquer aux Maures à l'embouchure de la mer Rouge. En effet, des marchands armés à New York, entre autres par Frederick Philipps, qui devenaient parfois eux-mêmes flibustiers y portaient des vivres et de l'alcool et en repartaient avec le pillage des corsaires.

De Madagascar, Every passa à l'île Anjouan où; une douzaine de Français qui y étaient dégradés s'embarquèrent avec lui. Vers février 1695, il s'empara d'un flibustier français, dont tout l'équipage se joignit à lui. En juin suivant, Every était rejoint par cinq flibustiers anglais armés en Nouvelle-Angleterre, dont un commandé par Tew, et qui se placèrent tous sous ses ordres. Ensemble ils allèrent croiser en mer Rouge et tombèrent sur une flotte maure allant de Moka à Surat. Après trois heures de combat, Every se rendit maître du plus gros des vaisseaux, le Gang-i-Sawai, de 1600 tonneaux appartenant au Grand Moghol lui-même, faisant un butin colossal en or et en argent. La petite flotte de Every se dispersa ensuite. Lui-même mit le cap vers les Antilles et arriva aux Bahamas en avril 1696. De là, avec la complicité des autorités locales, il gagna l'Angleterre et ne fit plus parler de lui.

Dans les années suivantes, des flibustiers anglais continueront à écumer la mer Rouge et ce jusqu'à la fin de la guerre de la ligue d'Augsbourg, au moment où; la paix étant revenue l'Angleterre prendra les grands moyens pour les réduire.

Entre l'Espagne, l'Angleterre et la France

En janvier 1692, pour contrer la menace des flibustiers français, le Conseil de la Jamaïque avait commencé à émettre des commissions, faute d'avoir pu obtenir de Londres le pouvoir de pardonner aux pirates qui avaient cherché, en désespoir de cause, la protection française. Plusieurs petits bâtiments de la colonie furent ainsi armés en guerre. Parmi leurs commandants, l'on ne retrouvait pourtant aucun flibustier notoire. Mais, en juin 1692, survint une catastrophe épouvantable: Port Royal fut frappée par un formidable séisme. Les deux tiers de la ville se retrouvèrent englouties sous la mer, ses fortifications totalement détruites; et plus de deux mille personnes périrent sur le coup.

Le nouveau gouverneur de Saint-Domingue, Jean Ducasse, entendait bien saisir la chance que la nature venait de lui donner. Il encouragea ainsi les flibustiers à piller les plantations jamaïquaines sans défense, d'où; ils rapportèrent surtout des esclaves comme butin. Mais il visait beaucoup plus haut. Son plan était d'envahir la Jamaïque. Pour cela, il lui fallait cependant plus que le concours des flibustiers. Il avait besoin de vaisseaux de guerre. En attendant d'obtenir ce qu'il lui manquait, il envoya, en décembre 1693, un parti de 170 flibustiers sous le commandement de Bernanos, devenu officier du roi à Saint-Domingue, lesquels pillèrent la paroisse de Saint David, à quelques dizaines de kilomètres de Port Royal. En avril suivant, c'était au tour du major Beauregard avec six bâtiments et 400 hommes, lesquels refusèrent de continuer l'expédition lorsqu'ils croisèrent un vaisseau de guerre anglais, contre lequel, dirent-ils, il n'y avait à récolter que des os brisés.

Peu de temps après la déconvenue de son adjoint Beauregard, Ducasse obtint finalement le concours de cinq vaisseaux du roi, auquel il joignit une quinzaine de bâtiments corsaires. Ayant près de 1500 hommes à sa disposition, il appareilla du Petit-Goâve en juin 1694 à destination de la Jamaïque, guidé par deux renégats irlandais. Au matin du 27 juin, Ducasse était en vue de Port Royal contre laquelle son homologue jamaïquain, sir William Beeston, croyait que le Français porterait l'attaque. Mais Ducasse laissa huit navires à Port Morant. Le reste, au nombre de quatorze, alla mouiller à Cow Bay à sept lieues au vent de Port Royal. Là les Français apprirent que le gouverneur Beeston avait été prévenu de leur arrivée et que Port Royal était en état d'alerte. Ducasse y serait quand même allé, mais plusieurs officiers s'y refusèrent. Alors il ordonna au major Beauregard de débarquer à Cow Bay, à la tête de 800 hommes. Celui-ci brûla et ravagea tout sur son passage jusqu'à Port Morant, capturant un millier d'esclaves. Il est ensuite envoyé avec 200 hommes à Port Maria, endroit à partir duquel il fit subir le même sort aux plantations de la côte nord de la Jamaïque avant de se retirer à l'approche des milices locales.

Un mois, après leur arrivée, les Français se réunirent au nombre de 17 navires à Port Morant puis passèrent à Cow Bay. De là, à l'exception de trois navires du roi, ils gagnèrent Carlisle Bay où; Ducasse confia le commandement des troupes de débarquement à nul autre que Laurens De Graff ainsi qu'à Beauregard. Après avoir repoussé une attaque de 250 Anglais, les Français se livrèrent encore là au pillage, non cette fois sans payer le prix du sang. En effet, lors de l'attaque d'une position fortifiée tenue par des Jamaïquains, le capitaine Lesage et 50 autres flibustiers furent tués. Et, au début du mois d'août, Ducasse et ses hommes reprenaient la route de Saint-Domingue, ayant fait pour plus d'un demi million de livre sterling de dommages, détruit 50 sucreries et 200 maisons dans quatre paroisses, De plus, les Français emportaient avec eux près de 1500 esclaves.

Dès septembre 1694, un mois à peine après l'agression française, les Jamaïquains répliquèrent en envoyant une petite flotte contre le Petit-Goâve. Mais cette attaque, sans résultat, n'était rien en comparaison de ce qui se préparait contre Saint-Domingue. En effet, depuis son arrivée à la Jamaïque comme gouverneur, William Beeston était résolu que seule une entreprise conjointe des Anglais et des Espagnols pouvait venir à bout de la colonie française. Le peu d'enthousiasme démontré par les autorités espagnoles, jumelée au tremblement de terre de 1692, avait jusqu'alors prévenu la réalisation de ce projet. La descente organisée par Ducasse avait démontré toutefois l'urgence d'agir rapidement, car une autre attaque du genre contre la Jamaïque et elle passerait à coup sûr entre les mains des Français.

Au début de 1695, une flotte de 23 vaisseaux de guerre sous le commandement du commodore Wilmott et 1700 soldats sous le colonel Lillingston quittait l'Angleterre pour les Antilles à dessein d'attaquer Saint-Domingue. À la Jamaïque, le gouverneur Beeston confiait au colonel Beckford la mission de commander tous les flibustiers jamaïquains qui pourraient se joindre à cette flotte. Beckford se rendit, en avril 1695, à Santo Domingo, car les Espagnols devaient être aussi de la partie. Le président de l'Audience royale s'était engagé à fournir 1500 hommes, sans compter la participation de l'Armada de Barlovento, commandé par le capitaine général Andrés de Pez. Les Anglais de Wilmott, les Jamaïquains et les Espagnols firent leur jonction à l'île Samana. De mai à juillet 1695, ils ravagèrent et mirent à sac le Cap Français et le Port-de-Paix. Les alliés auraient voulu pousser jusqu'aux établissements du Petit-Goâve et de Léogane, les deux principales places de la côte sud-ouest de Saint-Domingue, dont Ducasse organisait la défense. Mais la dissension entre le commandant naval Wilmott et le commandant militaire Lillingston, de même que celle entre eux et les Espagnols, ainsi que la maladie décimant les troupes venues d'Angleterre, les obligea à abandonner ce dessein. L'objectif était atteint: la Jamaïque était vengée et les Français grandement affaiblis, ayant perdu lors de cette affaire plusieurs officiers de qualité, dont Bernanos. Jusqu'à la fin de la guerre, les Français de Saint-Domingue et les Jamaïquains éviteront de se chercher querelle.

L'autre ennemi de la France en Amérique, l'Espagne n'avait pas, jusque là, eu beaucoup à souffrir de la guerre de la ligue d'Augsbourg. À l'exception de la prise de Santiago de los Caballeros au tout début du conflit, les flibustiers n'avaient été impliqués dans aucune descente majeure contre des possessions espagnoles. L'ennemi des flibustiers français avait été avant tout anglais de 1692 à 1695. Ducasse avait fait son possible pour les retenir dans les parages de Saint-Domingue, avec un certain succès. D'ailleurs ils étaient beaucoup moins nombreux qu'une dizaine d'années auparavant. En devenant gouverneur, Ducasse avait pressé le ministre d'entreprendre une expédition d'envergure pour se rendre maître, de concert avec les flibustiers, de Cartagena, de la Veracruz ou de Porto Belo. Pourtant, à la veille de la réalisation de ce projet, en 1696, il avait complètement changé ses vues. Comme ses prédécesseurs d'Ogeron et Cussy, il croyait que la conquête de la partie de Saint-Domingue sous contrôle espagnol serait beaucoup plus profitable à long terme.

À la fin de 1696, en France, l'on armait une importante flotte composée de vaisseaux du roi, mais financée par des capitaux privés. Le commandement de cette flotte, forte d'une vingtaine de bâtiments portant près de 3500 hommes, avait été attribué au baron de Pointis. Elle arriva au Petit-Goâve en mars 1697 où; Ducasse, suivant les ordres du ministre, réunit, à grand peine, 1200 hommes dont 650 flibustiers, s'attirant les reproches de Pointis pour ne pas s'être exécuté assez promptement et n'avoir pas atteint le nombre de 1500 demandé à l'origine par le ministre. Mais c'était mal connaître les flibustiers comme l'apprendra Pointis à ces dépens avant même son retour en France. Comme cible, Ducasse proposa Puerto Belo où; les Galions chargeaient les richesses venant du Pérou. Mais Pointis insista pour Cartagena qui fut finalement choisi. Et, en avril 1697, la flotte française, appuyée par les flibustiers, se présentait devant Cartagena. Et le 6 mai Pointis et Ducasse étaient maîtres de la ville et du port, ayant perdu seulement une soixantaine des leurs dans les combats livrés contre les défenseurs. Cette belle victoire fut cependant ternie par l'attitude de Pointis.

Contre sa parole donnée, l'amiral français refusa de remettre aux flibustiers et aux autres gens de Saint-Domingue leur juste part de l'énorme butin fait dans Cartagena. Normalement ces hommes représentant un quart des troupes devaient recevoir deux millions de couronnes au lieu des 40 000 que leur envoya Pointis selon son calcul et qui s'obstina à ne rien donner de plus en dépit des pressions de Ducasse. Alors les flibustiers se mutinèrent. Sans l'intervention de Ducasse, ils auraient pillé le vaisseau-amiral de Pointis. Mais le 31 mai, rompant à leur tour leur promesse, ils retournaient piller Cartagena, alors que Ducasse avait déjà levé l'ancre pour retourner à Saint-Domingue. Le lendemain, après avoir ruiné les fortifications de la place, Pointis appareillait, l'abandonnant aux flibustiers. Le conflit avec ces derniers et une épidémie qui frappa ses troupes l'avaient forcé à renoncer à conserver la ville pour la France. De leur côté, en quatre jours, les flibustiers retirèrent d'un second pillage de la ville un million de couronnes. Ensuite, après avoir divisé l'argent et l'or, ils décidèrent de partir pour l'île à Vaches où; ils avaient l'intention de partager les esclaves et les marchandises. En route, ils tombèrent sur des navires de guerre anglais, sortis de la Jamaïque, à dessein justement d'attaquer l'escadre de Pointis. Deux d'entre eux furent capturés par les Anglais, mais les sept qui restaient parvinrent à leur échapper et gagner Saint-Domingue, à la réserve d'un seul qui s'échoua devant Cartagena et dont l'équipage fut pris par les Espagnols.

La guerre de la ligue d'Augsbourg se termina cette même année par la paix de Ryswick. L'année suivante, en 1698, le gouverneur Ducasse obtint une amnistie générale pour tous les flibustiers qui avaient désobéi aux ordres lors de la prise de Cartagena, obtenant même pour eux une indemnité. Les Antilles vont ensuite connaître presque quatre ans de paix. Avec le nouveau siècle, une autre guerre va se déclencher en Europe, celle de la succession d'Espagne (1702-1714). En effet, avec la mort du roi Carlos II, c'est un prince de la maison de France qui va monter sur le trône d'Espagne: un Bourbon à Madrid et au autre à Versailles, c'est beaucoup trop au goût des coalisés de la guerre précédente: l'Angleterre, l'Empereur et les Provinces Unies. Par le jeu des alliances, la France et l'Espagne se retrouveront dans le même camp.

Les flibustiers n'en disparaissent pas pour autant de Saint-Domingue où; il y en aura jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Mais c'est aux Petites Antilles, à la Martinique notamment, où; ils seront les plus nombreux et porteront de durs coups au commerce anglais, jusqu'à 1500 en 1705, réduits à faire ce métier pour la plupart à cause d'une disette provoquée par le guerre. Comme lors de la guerre de la ligue d'Augsbourg, ils serviront aussi d'auxiliaires aux escadres royales ou privées armées en France. Ils seront ainsi de la prise de l'île Nevis par Pierre Lemoyne d'Iberville (1706) et de celle de Montserrat par Jacques Cassard (1712). La Jamaïque aura aussi les siens, dont plusieurs, à la fin de cette guerre-là deviendront forbans et établiront pour un temps une petite colonie aux Bahamas.

R. Laprise.