Le Diable Volant

Le Diable Volant

L'époque, les moeurs et les coutumes des flibustiers

Les puissances coloniales

À bien des égards, l'année 1648 marque un point tournant dans l'histoire de l'Europe et celle de l'Amérique. En effet, cette année-là, à Munster et à Osnabrück, dans le Westphalie (en Allemagne), sont signés une série de traités qui mettent un terme à la guerre de Trente ans, l'une des plus terribles à s'être déroulée en sol européen. Cette guerre, qui a pour origine l'opposition entre catholiques et protestants, a touché particulièrement l'Allemagne, alors une confédération de plusieurs états plus ou moins indépendants (le Saint Empire romain germanique) regroupés sous l'autorité d'un prince élu, qui fut le théâtre de la plupart des combats. Mais elle a impliqué toutes les puissances européennes, à l'exception de l'Angleterre comme on le verra.

Cette guerre fut assurément la dernière en mettre en vedette des bandes armées privées qui louaient leurs services aux différents belligérants, et qui céderont par la suite leur place aux armées nationales sur les champs de bataille européens. S'il fallait trouver un modèle en Europe de ce que seront les flibustiers pour l'Amérique, ces entrepreneurs de guerre (ces condottieri comme on les appelait en Italie depuis quelques siècles déjà), dont les chefs ont pour noms Mansfeld, Wallenstein, Tilly, Bernard de Saxe-Weimar et autres, en seraient le plus achevé. D'ailleurs le nom même de flibustier vient d'un mot néerlandais appliqué dès la fin du XVIe siècle à des bandes armées privées qui ne vivaient que sur le butin qu'ils faisaient en temps de guerre, semant sur leur passage mort et désolation, comme l'apprennent à leurs dépens les populations civiles victimes de leurs agressions.

Avec la paix de Westphalie, qui voit les Provinces Unies des Pays-Bas cesser définitivement les hostilités contre l'Espagne en Amérique, commence l'âge d'or de la flibuste, période où cette piraterie de la mer des Caraïbes sera exercée à partir de bases dans les Antilles, ayant pour cible l'Espagnol. Jusques vers la toute fin du XVIIe siècle, les Espagnols donnèrent le nom de «piratas» à tous les étrangers qui vinrent tenter de commercer, de s'établir ou de leur faire la guerre en Amérique. Pourtant le terme «aventuriers» est plus propre à désigner ces hommes de diverses origines qui allèrent tenter de s'enrichir, ou simplement de survivre, aux dépens des seigneurs et maîtres officiels de l'Amérique, avec l'accord officiel ou non des états européens rivaux de l'Espagne.

Pour les Espagnols, la piraterie dont ils se prétendent victimes en Amérique englobe tant les marchands ou contrebandiers (qui ont pour objectif le commerce) que les pirates ou les corsaires (qui sont, eux, entrepreneurs de guerre aussi bien sur mer que sur terre); les uns et les autres s'établissant ensuite sur quelques petites îles inhabitées des Antilles comme planteurs se verront aussi qualifiés de pirates. Cette généralisation du nom de pirate, que l'on prend aujourd'hui dans le sens unique de hors-la-loi des mers, alors que son sens premier en français est seulement «celui qui tente la fortune sur mer», a beaucoup contribué à la création d'un mythe de la piraterie, voire d'une mythologie.

Il est utile de rappeler ici une chose: le pirate du mythe, prince libre des mers, sans attache aucune, n'existe pas. Tôt ou tard, le hors-la-loi des mers ou forban cherchera la protection, ne serait-ce que de nom, d'un pouvoir quelconque. À défaut, il se condamne à errer d'un lieu à l'autre, et pour finir à la mort. La réalité est ailleurs, du moins en ce qui concerne les deux premiers siècles de l'histoire de la mer des Caraïbes. De même, en Amérique, les prétendues colonies pirates, qui font figure presque de républiques utopiques propres à faire rêver, appartiennent plus à la légende qu'à l'histoire vraie. Les entreprises de colonisations sont certes parfois dirigées par des aventuriers et sont aussi composées d'un certain nombre d'entre eux, qui peuvent avoir été des contrebandiers ou des pirates à un moment ou l'autre de leur vie. Mais ces entreprises sont toujours commanditées par des capitaux venant d'une métropole et avec l'aval du soit Roi ou de l'état soit des représentants de ceux-ci

Il n'y a donc aucun exemple en Amérique de la fondation d'une colonie pirate indépendante. La petite île de la Tortue, à la côte nord-ouest de l'île Hispaniola, pourrait approcher cette définition pour deux brèves périodes (1641-1652 et 1659-1664). Mais ce serait oublié que les échanges avec la France surtout demeurent actifs durant ces périodes, et qu'aucun des gouverneurs qui y commande durant ces années-là n'est en rupture ouverte avec l'autorité royale, au plus avec les représentants de celle-ci, qui n'agissent pas toujours eux-mêmes dans la légalité. Quant à sa rivale anglaise de la Jamaïque, sa colonisation fut organisée et son commerce dirigé à partir de l'Angleterre et des autres colonies britanniques en Amérique. Elle n'en fut pas moins la principale base d'opération des flibustiers, de 1659 à 1671, tout comme la côte de Saint-Domingue (la partie française de l'île Hispaniola) le sera de 1676 à 1685 environ.

Les flibustiers, ces corsaires et pirates qui porteront la guerre en Amérique contre l'Espagne, à partir des Antilles, ne furent donc qu'un temps les personnages les plus visibles de la grande lutte pour le contrôle du commerce et des colonies qui commença à la suite des voyages, des découvertes et des conquêtes faits par Christophe Colomb et de ses successeurs espagnols. En effet, il s'agit bien d'une lutte économique à finir avec l'Espagne, maîtresse de ces nouvelles terres, dont les droits sont des plus discutables dans l'esprit de ses rivaux. Sur ce qu'il est convenu d'appeler le terrain de chasse des flibustiers, quatre pays seulement sont présents au XVIIe siècle, outre l'Espagne, bien sûr la propriétaire officielle de toutes les terres et îles de l'Amérique, de la Floride au Chili, à l'exception du Brésil qui lui appartient au Portugal.

Le cas du Portugal est particulier, mais mérite quelques précisions. Premier adversaire de l'Espagne dans la course aux découvertes à la fin du XVe siècle, il fait toutefois partie de l'empire espagnol de 1580 à 1667. À part la vingtaine d'années où ce royaume tente de recouvrer son indépendance (1640-1667), il n'y a cependant aucun conflit en Amérique entre lui et l'Espagne, puisque, avant même le début du XVIe siècle, des traités ont assuré un partage équitable des découvertes passées et futures en Amérique et en Afrique entre les deux nations. Ce partage est d'autant plus satisfaisant pour les parties que le Portugal ne possède, aux Amériques, que le vaste Brésil, trop loin du coeur de l'empire américain de l'Espagne pour représenter une menace sérieuse pour celle-ci. Il en va autrement pour trois autres nations, au premier rang desquelles se trouve la France.

Seconde puissance catholique de l'Europe continentale après l'Espagne, le royaume de France va finir par supplanter celle-ci et, même, au début du XVIIIe siècle, sérieusement menacer de s'approprier tout l'empire espagnol. Elle deviendra alors l'ennemie à abattre pour l'Angleterre, qui sera en plein essor et appelée à devenir la première puissance coloniale du monde, et les Pays-Bas, connus sous le nom de Provinces Unies, dont le XVIIe siècle fut, sans conteste, l'âge d'or. En Amérique, les premières tentatives de colonisation de ces trois nations se feront en bordures des possessions espagnoles, principalement en Guyane et sur la grande bande côtière allant du nord de la Floride à l'île de Terre-Neuve.

À ses trois pays, si l'on exclut le Portugal, s'en ajoutent quelques autres eux aussi impliqués dans l'aventure coloniale en Amérique, mais leur poids est pratiquement nul. Dans la première moitié du XVIIe siècle, à l'apogée de sa puissance, la Suède tentera d'établir de petits établissements sur le territoire correspondant à la future colonie anglaise de New York sans grand succès. Le Danemark, à compter de 1671, colonise une très petite île de la mer des Caraïbes, Saint-Thomas, où il se maintiendra assez longtemps et qui servira d'escale de ravitaillement, à l'occasion, pour les flibustiers. Plus étonnant sera la présence en Amérique, de la Courlande, petit duché indépendant de la Lettonie, qui tentera de coloniser l'île de Tobago, que lui disputeront tant les Français, les Anglais que les Néerlandais, les véritables rivaux de l'Espagne en Amérique et qui, le temps passant, s'imposeront comme les véritables maîtres du commerce américain.

La France

En 1648, la France est l'une des grandes bénéficiaires de la fin de la guerre de Trente ans, elle qui y avait beaucoup contribué d'abord indirectement par ses subsides versés à la Suède et aux autres états protestants ennemis des Habsbourg d'Autriche puis, à partir de 1635, en entrant elle-même officiellement en guerre. Outre les acquisitions territoriales qui consolident sa frontière à l'est avec l'Empire, elle est parvenue à créer un équilibre entre elle et l'Espagne avec laquelle, en dépit de la fin des hostilités partout ailleurs en Europe occidentale, elle demeure en guerre jusqu'en 1659. En effet, depuis le siècle précédent, l'Espagne avait été, sans conteste, la première puissance européenne.

Ce gain est le résultat de la politique entreprise par le roi Henri IV qui vise à desserrer l'étau Habsbourg, car la maison d'Autriche règne tant à Madrid qu'à Vienne. Quoique depuis la mort de Charles Quint, il existe deux lignées distinctes, l'une occupant le trône espagnol et l'autre étant investi en Allemagne, presque par droit héréditaire, du titre prestigieux d'Empereur, une union entre elles pour affaiblir d'avantage la France était toujours à redouter, d'autant plus que les liens familiaux entre le monarque d'au-delà des Pyrénées et celui d'outre Rhin sont renforcés par de fréquents mariages entre les deux branches de la famille. Durant la guerre de Trente ans, la France catholique n'avait donc pas hésité à financer les princes protestants allemands et scandinaves ennemis du Habsbourg de Vienne.

Durant la guerre, le grand artisan de cette politique anti-Habsbourg commencée sous le feu roi Henri fut le cardinal Armand-Jean du Plessis, évêque de Luçon, qui, entré au Conseil du roi (1624), en devint ensuite à partir de 1628 le principal ministre et fut créé (1631) duc de Richelieu et pair du royaume. Haï et redouté par la plupart des membres de la haute noblesse de même que par le peuple, cet habile politique sut se rendre indispensable à Louis XIII, le fils et successeur d'Henri, qui à plusieurs reprises faillit le laisser tomber; car, de son entrée en fonction comme principal ministre du Roi jusqu'à la fin de sa vie, Richelieu ne fut jamais à l'abri des complots visant à l'éliminer tant physiquement que politiquement.

À son actif, Richelieu encouragea le développement de colonies en Nouvelle-France et aux Antilles par la création de compagnies de commerce. Il entreprit aussi de réorganiser la marine de l'état. Cependant, quelques années à peine après sa mort suivie de près par celle de son protecteur, entreprises coloniales et maritimes sont délaissées par le pouvoir royal et abandonnées à l'initiative des particuliers. En effet, de 1648 à 1660, la France connaît une période de troubles intérieurs, proche de la guerre civile. L'enjeu est le contrôle de la régence du royaume et accessoirement la destitution du principal ministre du roi, un autre cardinal, italien cette fois-ci, Giulio Mazarini, qui avait gagné précédemment la confiance de Richelieu puis de la reine-régente, Anne d'Autriche. Ces divers mouvements d'opposition, connus sous le nom de Frondes, vinrent tant des Parlements de Paris et des provinces que des princes de la maison royale, oncle et cousins du jeune roi Louis XIV.

Premiers entre ses pairs, voilà ce que fut le roi de France jusque vers 1660. Depuis le Xe siècle, au moment où Hugues Capet obtint, par élection le trône de France, ses descendants et successeurs n'ont été en fait que cela et pas autre chose. Les grands, appartenant à de très vieilles familles et souvent aussi liées par le sang ou par alliance à la famille régnante, quand ils n'appartiennent pas à celle-ci, ont toujours joué un rôle majeur dans la conduite des affaires du royaume. En fait, ces aristocrates ont été eux-mêmes des rois, en plus petits, sur les domaines, souvent immenses qu'ils possèdaient et qu'ils agrandissaient au gré des alliances matrimoniales. Certains en vinrent même à constituer un véritable royaume dans le royaume et à menacer le roi lui-même, comme ce fut le cas de son parent le duc de Bourgogne au XVe siècle.

Lorsque, à la mort de son ministre Mazarin, Louis XIV prend personnellement en main la direction du royaume, il ne fait que parachever l'oeuvre entreprise par ses père et grand-père, et par leurs ministres les plus dévoués. À la différence de ses prédécesseurs toutefois, il ne désigne pas de principal ministre, se rappelant trop les exemples de Richelieu et de Mazarin, pourtant fidèles serviteurs de l'état et du Roi mais dont la toute puissance porte ombrage tant à l'un qu'à l'autre et encourage les rebelles et les factieux. D'ailleurs Nicolas Fouquet marquis de Belle-Isle, qui est en quelque sorte le successeur de Mazarin sans en avoir le titre, en fait bientôt les frais. Sont aussi définitivement exclus du Conseil du roi, les parents de celui-ci et les membres des vieilles familles nobles, qui serviront désormais le roi uniquement à la Cour et sur les champs de bataille.

Au service du roi, un ministre se distingue particulièrement, Jean-Baptiste Colbert. Issu d'une famille de grands bourgeois, il a commencé sa carrière de commis de l'état sous Richelieu et l'a poursuivi sous Mazarin qui avait une très grande confiance en lui. Jusqu'à sa mort en 1683, il sera, entre autres, en charge des finances et de la marine du royaume ainsi que du commerce et des colonies. L'oeuvre de Colbert continue celle entreprise par Richelieu et l'amplifie. Il réorganise la Marine du roi, laissée pratiquement à elle-même depuis la disparition de Richelieu. Pour recevoir les vaisseaux du roi, il fait aménager Dunkerque, Le Havre, Dieppe et Saint-Malo comme Richelieu l'avait fait avec La Rochelle et d'autres. Grâce aux efforts de Colbert, la marine de Louis XIV, au début du XVIIIe siècle, à la veille de la guerre de succession d'Espagne, sera la première en importance au monde, avec 205 vaisseaux, soit près du double de la Royal Navy, future maîtresse des mers.

Cette marine n'est pas seulement destinée à faire la guerre. Son autre fonction est de protéger le commerce, surtout celui avec les colonies. En effet, de pair avec sa réforme navale, Colbert réorganise toute l'entreprise coloniale de la France par l'intermédiaire de compagnies de commerce à monopole: en Amérique ce fut la Compagnie des Indes occidentales et aux Indes véritables la Compagnie des Indes orientales. Même si ces compagnies, notamment celle des Indes occidentales, ne sont pas toutes des réussites financières, il n'en reste pas moins que les colonies américaines de la France sont beaucoup moins laissées à elles-mêmes à partir des années 1660, mieux encadrées et mieux protégées.

L'Angleterre

À la fin du XVIe siècle, l'Angleterre avait mis à mal les forces navales de la puissante Espagne. C'était l'époque du règne d'Elizabeth I, la dernière des Tudor, et de ses «seadogs» (littéralement «chiens de mer») comme Richard Grenville, Francis Drake et autres et de leurs exploits en Europe comme ailleurs contre les Armadas de Felipe II. L'arrivée sur le trône anglais de James VI roi d'écosse, qui unit les deux royaumes formant l'île de Grande-Bretagne, mit fin à près d'un demi siècle de guerres froides et de guerres officielles avec l'Espagne. Si la dynastie des rois Tudor vit le triomphe de la monarchie sur le parlement, celle de leurs successeurs, les Stuart, verra celui du parlement sur la monarchie.

L'Angleterre se tint à l'écart de la guerre de Trente ans, quoique plusieurs hommes de guerre anglais et écossais s'illustrèrent sur les champs de bataille en Allemagne aussi bien au service de l'Empereur que de ses adversaires protestants, avant d'être appelés bientôt à venir s'entre-tuer en sol britannique. En effet, pendant que la guerre faisait rage en Allemagne, un conflit sourd opposait le roi - James I puis son fils et successeur Charles I - au Parlement. Le monarque anglais voulait brider le Parlement, plus précisément la Chambre des Communes, qui, entre autres pouvoirs, avait celui de voter la levée des impôts. Sur ce point et sur celui de la question religieuse les deux têtes de l'état anglais s'affrontaient.

Or tous les rois Stuart sans exception, de James I (1603) à James II (1688), ont tous été suspectés, par les Puritains, de vouloir réintroduire le catholicisme en Angleterre, ou du moins de faciliter la réinstallation des catholiques dans la vie publique britannique. Ces hommes que l'on nomme Puritains reprochaient à l'église d'Angleterre son faste qui n'est pas sans rappeler celui de l'église de Rome et entendaient purifier l'Angleterre de toutes pratiques romaines. Dans les années 1620 et 1630, à défaut de pouvoir imposer leurs vues, ils seront nombreux à émigrer vers les Pays-Bas et vers de nouvelles terres promises: la côte nord-est de l'Amérique du Nord, de même que la Barbade et les Petites Antilles. D'ailleurs, les entreprises de colonisation anglaise à cette époque sont toutes dirigées et financées de Londres par des consortium de nobles et de grands bourgeois puritains à la tête desquels l'on retrouve des hommes tels que Robert Rich comte de Warwick et John Pym, personnages qui se signalent par leur farouche opposition aux mesures autoritaires du roi.

Ce conflit politique et religieux déboucha sur la guerre civile (1642-1648), au terme de laquelle le roi Charles I est condamné pour trahison et exécuté sur ordre du Parlement. Mais celui-ci n'est pas le vrai vainqueur de la guerre civile. C'est plutôt son armée, formée de ces hommes qui craignent Dieu et qui s'en inspirent. Véritable armée nationale, commandées par des chefs admirés et respectés tels que Fairfax, Cromwell et Lambert, elle s'illustre tant contre les royalistes, que contre les écossais et les Irlandais, notamment grâce à la nouvelle utilisation que ses chefs font de la cavalerie en imitant le modèle suédois. De cette armée sort bientôt le nouveau maître de l'Angleterre, Oliver Cromwell, puritain convaincu et le plus brillant de ses généraux, qui avait un membre du Parlement très actif dans l'opposition au roi Charles I. Avec tous les pouvoirs d'un roi sans en avoir le titre (car il ne sera que Protecteur du Commonwealth d'Angleterre: 1653-1658), Cromwell, une fois les derniers foyers de résistance royaliste vaincus et l'Irlande et l'écosse pacifiée, s'impose, par sa personnalité, comme le champion de la cause protestante en Europe.

La temps d'une courte guerre (1652-1654) avec les Provinces Unies - puissance protestante - qu'il n'a pas personnellement voulu mais qui fut l'occasion d'éprouver la nouvelle marine du Commonwealth, Cromwell imagine le Western Design (le plan de l'Ouest), entreprise beaucoup plus chère à son coeur puisqu'elle vise l'une des deux principales puissances catholiques du temps, l'Espagne. Le Western Design, dont le prétexte fut une guerre de représailles contre toutes les agressions passées commises en Amérique par les Espagnols à l'encontre des sujets anglais, est pourtant l'occasion de la première défaite majeure des armées du Commonwealth, devant Santo Domingo, la capitale de l'île Hispaniola. La seule consolation sera la conquête de la Jamaïque, qui se révélera ensuite d'une importance capitale dans le système colonial britannique.

Cromwell meurt en 1658. Son fils et successeur, Richard, se révèle incapable, voire peu désireux, de conserver le pouvoir. Deux ans plus tard, à l'instigation du général George Monck, la monarchie est restaurée et le prince de Galles est couronné sous le nom de Charles II. Ayant légalement réglé ses comptes avec les responsables de l'exécution de son père sans répandre le sang plus que nécessaire, Charles II gouvernera intelligemment l'Angleterre jusqu'à sa mort en 1685. De son règne tranquille l'on retient surtout ses nombreuses maîtresses, les scandales provoqués par ses courtisans dissolus et le relâchement général des moeurs dans le royaume, contrastant fort avec le régime inspiré de Dieu qu'il remplaça. Pourtant, s'appuyant d'abord sur des soldats comme Monck qu'il crée duc d'Albemarle et des politiques comme lord Clarendon, Charles, souverain modéré et instruit des erreurs de son père, saura apporter une stabilité bénéfique à l'Angleterre et un répit aussi. En 25 ans de son règne, il n'y en aura que quatre années de guerre (1665-1667 et 1672-1674), avec les Provinces Unies, la soeur protestante mais aussi la rivale économique de l'Angleterre.

Les Pays-Bas

Au XVe siècle, ce que l'on connaît à notre époque comme étant les Pays-Bas et la Belgique étaient constitués de comtés et de provinces dépendant nominalement du Saint Empire Romain Germanique et qui, par le jeu des alliances, en étaient venus à faire partie des vastes possessions du duc de Bourgogne. À la suite du mariage de l'héritière de la maison de Bourgogne avec le futur empereur Maximilien I, ces territoires du bord de la mer du Nord, connus alors sous le nom générique de Flandres ou de Pays-Bas, passèrent dans la maison de Habsbourg. Lorsque, quelques années avant sa mort, leur fils, l'Empereur Charles Quint, partagea ses possessions entre son frère Ferdinand et son fils Philippe (Felipe II), ce dernier en hérita en même temps que l'Espagne. Mais, avant la fin de son règne, sept des dix-sept provinces formant les Pays-Bas se révoltèrent contre leur souverain.

Les causes de la révolte des sept provinces du nord des Pays-Bas sont nombreuses et contradictoires. Selon toute vraisemblance, la volonté du roi Felipe II de moderniser, centraliser et bureaucratiser l'administration et le gouvernement de cette partie de son empire en fut à l'origine. Le Habsbourg d'Espagne se heurta alors aux privilèges et libertés traditionnelles de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie. Le duc d'Albe, le représentant de Felipe II, voulut financer la lutte contre les rebelles et les hérétiques en frappant le commerce d'un impôt spécial, faisant basculer la classe marchande dans le camp adverse. Par ailleurs, des rangs de la petite noblesse des provinces du Sud, dont les membres s'étaient convertis en grand nombre au calvinisme, sortirent de nombreux chefs des Gueux de la mer, qui firent la guerre sur mer aux Espagnols et s'emparèrent notamment de Flessingue, de laquelle ils exercèrent ensuite des pressions sur le reste de la province de Zélande et sur la Hollande voisine. Finalement le centre de la révolte se déplaça vers le nord du pays, les rebelles abandonnant le sud à l'Espagne avec laquelle la guerre fut interrompue en 1609 pour une période de neuf ans.

Dès 1579, pour faire face à la menace espagnole, les sept provinces du nord (Hollande, Zélande, Utrecht, Gueldre, Overyssel, Groningue et Frise) avaient formé l'union d'Utrecht. De cette union naquit un état protestant et républicain connu officiellement sous le nom d'états généraux des Provinces Unies des Pays-Bas. La noblesse y étant fort peu nombreuse, cette union, rapidement dominée par les provinces de Hollande et de Zélande, sera en fait gouvernée par une riche et prospère classe de marchands. À la tête de chaque province, il y avait pourtant un stathouder, c'est-à-dire un «lieutenant», chargé de fonctions militaires et diplomatiques, dont la dignité se transmet, de père en fils, dans la famille des princes d'Orange (le prince d'Orange étant souvent stathouder dans cinq, même six, des sept provinces) ou dans une autre branche de la maison allemande des comtes de Nassau, et devient de fait héréditaire. Cependant, durant presque un quart de siècle, les principales provinces de l'Union (la Zélande et la Hollande) n'eurent pas de stathouder, surtout en raison de l'importance prise par les états généraux, notamment par leur principal fonctionnaire appelé «Grand Pensionnaire». L'histoire des Provinces Unies est d'ailleurs marquée par les conflits entre le stathouder et le Grand Pensionnaire, qui se termine parfois dans le sang comme le massacre des frères De Witt commandé en sous main par le prince d'Orange Guillaume III en 1672.

Les Provinces Unies sont riches en ressources et en capitaux, car l'industrie bancaire, celle du textiles et les pêcheries y sont florissantes. Toutefois elles sont pauvres en hommes et doivent faire appel aux services de mercenaires pour leurs armées. À une époque où la France avait plus de 10 millions d'habitants et l'Angleterre deux, elles devaient se contenter que d'un million d'âmes à peine. Son économie est tournée vers la mer: pêche et commerce pour la Hollande et guerre de course pour la Zélande, sa rivale au sein de l'union. Avec la paix de Westphalie (1648) qui marque la fin des hostilités avec l'Espagne, ce sera finalement le commerce qui l'emportera, les divergences de vue étant toutefois si grandes que la Zélande faillit alors faire sécession.

Si les Provinces Unies sont pauvres en soldats, elles sont riches en marins. En fait, les principales innovations en matière de navigation et de construction navale, ou du moins leur amélioration, durant tout le siècle sont à porter au crédit des Néerlandais. Leur marine de guerre nationale (celle des amirautés de Hollande et de Zélande) ou privée (celle des compagnies des Indes occidentales et orientales, qui dirigent les entreprises de colonisation en Amérique et en Asie du sud-est) est la meilleure au monde. Elle produit les Tromp, De Ruyter, Heyn et autres excellents marins, issus des rangs ou de la bourgeoisie d'affaires.

Après la fin de la guerre contre l'Espagne, ce fut contre l'Angleterre que les Provinces Unies tournèrent leur arme navale. Déjà les deux états protestants avaient eu maille à partir aux Indes, où tous deux avaient établi des comptoirs commerciaux dans les premières années du siècle. En 1623, l'exécution d'une dizaine de marchands anglais par le gouverneur hollandais d'Amboine, au sud des îles Moluques, sous prétexte qu'ils voulaient en chasser les Néerlandais avec l'aide de mercenaires japonais, avait indigné l'opinion publique à Londres. Malgré ces vicissitudes, marchands anglais et néerlandais collaborèrent souvent, notamment en Amérique où ils avaient à affronter un ennemi commun, l'Espagnol, loin du lucratif commerce des épices des Indes. Les trois guerres qui opposèrent les Provinces Unies à l'Angleterre (1652-1654, 1665-1667 et 1672-1674) furent surtout des guerres navales, toutes entreprises, du côté néerlandais, sous le gouvernement du Grand Pensionnaire de Hollande, Jan De Witt. Après le traité de Westminster (1674), la rivalité anglo-néerlandaise s'estompe. Sous l'impulsion du prince d'Orange, nouveau chef de l'Union, celle-ci se rangera aux côtés de l'Angleterre, dans une lutte à finir contre la France, qui a succédé à l'Espagne comme première puissance catholique de l'Europe.

L'Espagne

De formation récente, le royaume d'Espagne, ou mieux des Espagnes, fut constitué par la réunion des possessions des Couronnes de Castille, d'Aragon et de Navarre, réalisée, de fait, à l'époque de Christophe Colomb, par le mariage de la reine de Castille et du futur roi d'Aragon. Son roi, qui, à partir de 1516, appartient à la branche aînée des Habsbourg, famille princière autrichienne, règne aussi sur toute l'Italie méridionale (royaume de Naples), une partie du nord de la péninsule italienne (Milan, Parme et Plaisance), le territoire correspondant en gros aux Pays-Bas (jusqu'en 1585) et à la Belgique actuels ainsi que sur le meilleur de l'Amérique et les Philippines. De plus, pour un temps, le monarque espagnol est roi de Portugal. Il est donc le souverain le plus puissant de la Chrétienté, portant d'ailleurs le titre prestigieux de «roi catholique» que lui a décerné le pape. Cependant, tous ces titres et possessions sont trompeurs. Si, au XVIe siècle, le roi d'Espagne est, sans conteste, le plus puissant souverain d'Europe, il perd progressivement ce titre au profit du roi de France dès le milieu du siècle suivant comme on l'a vu.

Les successeurs de Carlos I (l'Empereur Charles Quint) et de Felipe II ne se montrèrent pas vraiment à la hauteur de leur rang. Felipe III et Felipe IV laissèrent la conduite des affaires entre les mains de favoris, les «validos», souvent incapable et cupides, plus enclins à favoriser leurs ambitions personnelles que les intérêts du royaume. Felipe IV a pu cependant compter sur un ministre énergique Gaspar de Guzman comte-duc d'Olivares, qui fut à l'Espagne ce que fut Richelieu à la France, jusqu'à sa disgrâce en 1643, mais qui ne sut pas adapter l'ambition qu'il avait de redonner à son roi le premier rang parmi les monarques de la Chrétienté aux ressources de l'Espagne de son temps. Les généraux et les amiraux doués ne manquaient pourtant pas, mais l'armée espagnole, les fameux «tercios» du siècle précédant, souffrait du même mal que la société espagnole, un relâchement général des moeurs, car le héros du XVIIe siècle espagnol n'est plus le Conquistador, soldat qui avance avec l'âme entre les dents, mais le Picaro, voleur, bandit et tricheur.

À l'incompétence ou la malchance des gouvernants et à la nonchalance des aristocrates tout puissants mais sans initiative, il faut ajouter la pauvreté et la violence grandissante au sein des populations hispaniques. De plus, au cours des dernières années de la guerre de Trente ans, le roi d'Espagne a dû affronter des révoltes à Naples et en Catalogne, de même que la sécession du Portugal. À l'opposée, dans les années suivant la paix de Westphalie, il accueille les rebelles de France et non des moindres, tel le prince de Condé, satisfaction bien mince comparée aux revers subis par la monarchie espagnole depuis les années 1620.

À la mort de Felipe IV, en 1665, l'Espagne est affaiblie mais demeure une puissance avec laquelle il faut compter. Son empire américain fait encore l'envie de toutes les nations européennes. Ce n'est plus en tant que telle la conquête de cet empire, en tout ou en partie, qui intéressent la France, l'Angleterre et les Provinces Unies, mais bien le contrôle du commerce des Indes, que le roi d'Espagne soit nominalement le seigneur des Amériques n'a que peu ou pas d'importance. Cet empire des Indes, aux dépens desquels vivent les flibustiers, son étendu et son organisation, méritent d'être étudié à part.

R. Laprise.