Le Diable Volant

Le Diable Volant

L'époque, les moeurs et les coutumes des flibustiers

À compagnon bon lot : la chasse-partie

Si la commission constitue le permis piller en mer, la chasse-partie pourrait se présenter comme le contrat de travail des flibustiers, pour utiliser une expression moderne. Mais elle est plus que cela: c'est un contrat entre associés, qui lie entre eux tous les intéressés dans l'armement du navire ainsi que dans la course (on dit «voyage») qu'il entreprendra. Les Anglais nomment ce contrat «agreement», que l'on traduit en français par convention, l'expression chasse-partie leur étant inconnue. La seule lecture d'Exquemelin ou d'auteurs plus récents qui se sont trop fiés au chirurgien français, pourrait faire croire que la chasse-partie est une particularité des flibustiers. En fait, tout comme la pratique du matelotage, qui sera traité à la fin de ce chapitre, il n'en est rien. Les flibustiers, hommes de leur temps plus que certains ne l'ont imaginé ou rêvé, n'ont fait que suivre, là comme ailleurs, la tradition maritime.

La coutume en Europe veut que, sur un corsaire, et même sur un bâtiment de pêche, l'équipage reçoive à la fois un salaire et une part des prises. Avec leur capitaine et les représentants des armateurs, il signe ce que l'on nomme une charte-partie, qui, entre autres, règle le partage du butin: par corruption, on est venu à dire chasse-partie, la principale activité du corsaire étant de donner la chasse aux ennemis. Mais, pour les voyages en Amérique, jusqu'à la naissance des colonies françaises et anglaises, les hommes embarqués dans les ports européens ne recevaient généralement pas de salaires et étaient payés à même le butin, lorsqu'il y en avait. Ces voyages transatlantiques étaient alors considérés comme très risqués et qualifiés, pour cette raison, de voyages «à la grosse aventure». Lorsque que la flibuste naquit dans les Antilles, ceux qui exercèrent ce métier conservèrent cette coutume.

Ainsi, parce qu'ils ne reçoivent pas de salaire, les flibustiers ne sont pas considérés comme des «soldat ou marins à gages», mais bien comme partenaires et associés, tant entre eux que par les divers intéressés dans l'armement du bâtiment. Ils sont donc des armateurs, statut que confirme d'ailleurs le nom de «privateers» que les Anglais donnent aux corsaires et à leurs propres flibustiers et que les Français traduisent invariablement par... armateurs qui est aussi synonyme de corsaires au XVIIe siècle. À ce titre, ils en assument tous les risques, ce que résume bien l'expression anglaise alors en usage: «no purchase no pay», que l'on substitue parfois par «no prey no pay», qui s'applique encore mieux aux flibustiers.

Fort peu de chasse-parties de flibustiers ont été conservées jusqu'à nos jours. La raison en est fort simple: en Amérique, ces documents de nature privée n'étaient pratiquement jamais enregistrés auprès des autorités comme en Europe. Elles surgissent ici et là, surtout chez les Anglais à la fin du XVIIe siècle dans les périodes charnières où les flibustiers se comportent en forbans et dépassent les termes de leurs commissions. Ainsi les archives britanniques en possèdent au moins deux complètes: celles de Thomas Tew (1692) et de William Kidd (1696). Les documents authentiques viennent généralement confirmer ce que l'on trouve dans le livre d'Exquemelin et que l'on retrouvera plus tard dans The History and Robberies of the most notorious Pirates, etc., le livre de Charles Johnson racontant les mésaventures des pirates nord-américains du début du XVIIIe siècle. Même si elle n'apparaît que rarement dans les registres, la chasse-partie n'en demeure pas moins assez importante pour que les colonies, dont dépendent les flibustiers, reconnaissent officiellement son existence. Ainsi, en 1663, la Cour de l'Amirauté de la Jamaïque recommande que ces articles justes et raisonnables, qui doivent généralement être acceptés par tous, soient écrits clairement et affichés au grand mât en sorte que nul officier, marin ou soldat ne les ignore.

La chasse-partie est conclue entre, d'une part, les propriétaires, que l'on nomme «bourgeois», du bâtiment flibustier et l'équipage de celui-ci et d'une autre, entre les membres de l'équipage qui sont tous, mais pas également comme on le verra, associés dans le voyage. Dans un premier temps, il s'agit donc d'un contrat de location d'un moyen de transport utilisé pour faire la guerre. Dans un autre, d'un véritable contrat d'association entre entrepreneurs de guerre.

Les bourgeois

Sur le papier, donc concrètement, la chasse-partie est signée, d'un côté, par le capitaine du bâtiment flibustier et, d'un autre, par les hommes qui s'embarquent avec lui, que l'on désigne sous le nom de «compagnie». Le capitaine peut être, mais pas toujours, l'unique propriétaire du bâtiment qu'il monte. En effet, l'armement d'un vaisseau et même d'un bateau entraîne des frais qu'une personne seule peut difficilement supporter. Il se fait généralement à crédit, au port de commission, et porte généralement sur des produits de première nécessité en mer comme l'eau, les vivres et le bois, en quantité relativement réduite le temps de gagner quelques îles ou côtes pour compléter à peu de frais le ravitaillement par la chasse et la pêche.

Les bourgeois, qui ne participent pas physiquement à l'entreprise, sont le plus souvent des marchands, parfois aussi des planteurs, qui peuvent être aussi officiers de la colonie, voire le gouverneur lui-même. En effet, la course, concurremment au commerce, constitue pour plusieurs administrateurs coloniaux, souvent mal ou irrégulièrement payés, une source de revenus appréciables. Chez les Français, tous les gouverneurs de la Tortue, de 1648 à 1675, furent propriétaires de bâtiments flibustiers: par exemple, Levasseur possédait le navire du capitaine Robert Martin (1648-1652); le chevalier de Fontenay celui monté par l'un de ses lieutenants (1652-1654); Deschamps du Rausset celui nommé La Tortue commandé par Antoine Dupuis (1660-1662); et d'Ogeron, en copropriété avec deux marchands de la Tortue et les capitaines Trébutor et Le Gascon, les deux bâtiments que ces deux derniers flibustiers montaient en 1669. Ce dernier exemple de propriété mixte se retrouve aussi à la Jamaïque où, en 1676, le navire de John Coxon appartient à ce dernier, à un marchand de Port Royal nommé Pemberton, et au colonel Byndloss, planteur, marchand et aussi membre du Conseil de la colonie.

Lorsqu'il ne détient aucun propriété dans le navire, le capitaine agit alors comme chargé de pouvoir des propriétaires légitimes. Même si le bourgeois du navire ne participe pas à l'entreprise, il n'en conserve pas moins ses droits au cas où l'on serait obligé d'abandonner le premier bâtiment pour continuer le voyage sur un autre. C'est le cas par exemple du Dr. George Holmes, unique propriétaire du Port Royal, commandé par le capitaine Thurston en 1670: lorsque celui-ci échange le Port Royal contre une prise espagnole, les titres de propriété de Holmes s'appliquent automatiquement sur le nouveau vaisseau. Il en va toutefois autrement si la compagnie se divise et qu'une partie s'embarque sur une prise pour courir le bond bord pour son propre compte. Là, les bourgeois du premier navire n'ont aucun droit sur le second.

Il y aussi des cas où le bâtiment appartient en commun à l'équipage, alors le rôle du capitaine dans la chasse-partie se résume à celui de chef de l'entreprise uniquement. C'est d'ailleurs à ce dernier titre qu'il est le premier à être mentionné en tête de la chasse-partie et qu'il est le premier aussi à y apposer sa signature ou - tous ne sachant pas écrire - sa marque personnelle.

Les bourgeois ou propriétaires sont habituellement rémunérés, comme les hommes, en parts de butin. Plus le bâtiment est gros, donc plus coûteux à entretenir et à équiper, plus le nombre de parts réservées aux bourgeois sera élevé. Ces parts sont prises sur le profit net de la course, déduction étant faite des récompenses, des indemnités, des droits de la commission, des frais engagés en commun pour l'achat, par exemple de poudre, tous frais préalablement stipulés à la chasse-partie. Cependant les bourgeois sont exclus du partage du butin fait au cours de l'attaque d'une place espagnole. Dans la convention conclue entre les propriétaires de navires de la flotte de Morgan en 1668 et les compagnies engagées dans l'expédition, il était stipulé que les premiers devaient recevoir le quart des profits de toutes les prises faites en mer, mais pas celles faites lors des descentes à terre.

La chasse-partie est limitée dans le temps. Si tous les intéressés dans l'armement participent à l'expédition, elle peut être remplacée par une autre à tout moment. Nombre de rupture de compagnie surviennent souvent sur la question litigieuse des parts à accorder aux propriétaires du navire, qui, évidemment en veulent toujours plus. Au dessus des conventions strictement réservées à une compagnie en particulier, il en existe d'autres qui lient entre elles deux compagnies ou plus. La plus fameuse association du genre est probablement celle de Laurens De Graff et de son compatriote Michel Andrieszoon, de 1682 à 1685. À plus grande échelle, les expéditions contre des villes comme Panama, Porto Belo, Vera Cruz, etc. sont toutes régies par une chasse-partie générale, signées par tous les capitaines et des délégués des compagnies, généralement les quartier-maîtres.

Parts, Récompenses, indemnités et pénalités

Chaque membre de la compagnie reçoit une part du profit du voyage, tant du butin fait en mer que lors d'une descente à terre. Par membre de la compagnie, il faut comprendre tous les hommes faits en âge de porter les armes et qui possèdent en propre leurs armes, car la flibuste est une entreprise de guerre. Les autres, souvent très jeunes (à partir de neuf ans), que l'on nomme «garçons» ne sont pas oubliés et obtiennent une demi-part. Mais ces derniers sont généralement des engagés, des valets de planteurs ou de marchands, aussi de flibustiers, qui ne toucheront pas vraiment leur demi-part qui sera versée à leurs maîtres, lesquels, par procurations, chargeront tel ou tel flibustier de collecter leur dû lors du partage.

En tête de la chasse-partie, il est d'abord stipulé le nombre de part que recevra le capitaine pour son bâtiment, à charge pour lui de distribuer ensuite ce qui reviendra à ses associés qui en sont les copropriétaires. Pour un vaisseau de 100 à 200 tonneaux, l'on accorde généralement une dizaine de parts, ce que l'on retrouve dans les chasse-parties de la compagnie de Charles Swan (1686) et celle de Thomas Tew (1692). Elle peut aussi aller à plus de 30 parts, comme Van Horn en 1683, qui, il faut l'avouer avait deux vaisseaux lui appartenant en totalité ou en partie. La rémunération pour le capitaine lui-même, en tant que chef d'entreprise, ne dépasse rarement deux parts pleines, à moins qu'il ne commande en chef une expédition où sont réunies plusieurs compagnies et dans l'exécution de laquelle ses responsabilités sont accrues. Alors seulement le nombre de parts individuelles auxquelles il aura droit pourra doubler.

Les officiers subalternes comme le maître ou le lieutenant peuvent parfois obtenir plus que leur part individuelle, de une et demie à deux, mais il est souvent laissé à la discrétion du capitaine, avec approbation commune de toute la compagnie, de leur accorder quelque gratification selon leurs mérites dans l'action à même le butin brut, article qui se retrouve d'ailleurs dans l'exemple de chasse-partie du livre d'Exquemelin.

Sur le produit brut de la course ou de la descente seront aussi prises les récompenses et indemnités. Celles-ci sont toujours évaluées en terme de pièces de huit, pièce d'argent d'une valeur de huit réales, monnaie d'Espagne la plus couramment utilisée aux Antilles, ou encore d'esclaves noirs, le ratio généralement admis étant 100 pièces de huit pour un esclave. Les récompenses sont attribuées pour des initiatives qui permettent la capture d'un bâtiment ou d'une place ennemi. Quant aux indemnités, elles sont toutes accordées pour la perte totale ou partielle de l'usage d'un membre ou d'oeil lors d'un abordage ou d'un assaut, variant de 100 à 600 pièces de huit. La chasse-partie mentionne aussi que le chirurgien de la compagnie, outre sa part, recevra 100 pièces de huit pour son coffre de médicament.

La chasse-partie contient aussi quelques articles destinés à maintenir l'ordre dans la compagnie durant le voyage. La pénalité encourue est presque toujours la perte du voyage, c'est-à-dire de la part individuelle du butin. Ainsi, à la suite d'un abordage, il est interdit à quiconque de s'enivrer avant que l'équipage du navire pris ne soit totalement maîtrisé: l'homme risque même la peine de mort s'il se trouve ivre en plein combat et incapable d'affronter l'ennemi. De même, un homme qui aura fait preuve de lâcheté dans l'action ou encore aura frauder sur le butin pourra être sujet à perdre sa part. Le viol d'une femme est puni de la même façon, mais encore là cet article est pratiquement inapplicable, car il faut comprendre femme blanche, ce qui exclut d'emblée les noires, les mulâtresses et les indiennes qui peuplent en majorité les villes espagnoles.

Les vivres du départ et la poudre, lorsqu'elles ont été achetées à crédit par le capitaine ou encore avancés par les propriétaires du bâtiment constituent aussi des frais fixes qui doivent être déduits du butin brut avant le partage. Par ailleurs, si quelqu'un meurt durant le voyage, sa part sur le profit ne retourne pas nécessairement au reste de la compagnie. Ses héritiers peuvent réclamer en toute légalité ce qui lui serait revenu sur tout ce qui a été pris jusqu'au jour de son décès. Ou plutôt son héritier, car, chez les flibustiers, l'héritier d'un homme est très souvent son matelot.

Le matelotage

Avec la chasse-partie va de pair une autre vieille pratique du domaine maritime, celle du matelotage. En effet, en mer, il faut des hommes 24 heures sur 24 pour manoeuvrer le vaisseau, d'où la pratique de diviser chaque équipage en deux. Une partie assure donc le service du navire pendant que l'autre se repose, d'où le nom de matelot, mot d'origine hollandaise qui signifie compagnon de lit. À la flibuste, le matelotage revêt aussi une autre importance. Chaque paire de matelot sont plus des associés à part entière que de simples camarades de dortoir. Entre eux, ils signent des contrats d'association en bonne et due forme, qui sont tantôt valides seulement pour une expédition tantôt plus longtemps et qui s'étendent même à d'autres activités que la course. Le matelotage possède aussi un aspect psychologique non négligeable: en cas de nécessité, dans un univers qui lui est très souvent hostile, un homme ne se trouve point seul et sait qu'il a quelqu'un sur qui il peut compter pour veiller sur lui ou ses intérêts. Preuve de la forte influence des flibustiers sur la colonie de Saint-Domingue, les boucaniers et les habitants s'amatelotent à leur exemple pour la conduite de leurs affaires. Même le gouverneur suit la coutume: celui de Pouancey avait pour nom Galichon qui, à la mort de son associé, hérita de ses terres à Saint-Domingue. Le matelotage a sûrement contribué beaucoup au fort esprit de corps des boucaniers français de Saint-Domingue et, sûrement, à la création de l'expression «Frères de la Côte».

R. Laprise.