Permis de piller : la commission
Au XVIIe siècle, on donne le nom de commission à tout document légal émis par une autorité à un particulier et conférant à ce dernier une mission, un mandat ou des pouvoirs donnés tant civils que militaires. On aura donc des commissions de gouverneur, de général des armées, d'intendant, etc. Dans le monde maritime, la commission peut être définie grossièrement comme étant un permis ou une licence autorisant le pillage en mer. Son existence vient de la volonté des gouvernements de limiter la piraterie. Elle impose ainsi une distinction entre son détenteur que l'on nomme corsaire, et le forban, c'est-à-dire le hors-la-loi. Ici, le mot forban est employé pour désigner le brigand des mers, de préférence à pirate. Il s'agit d'une particularité française, car on mélange souvent, jusque vers la fin du siècle, les mots pirate et corsaire.
On regroupe généralement, et abusivement, sous le nom de commission deux formes de licences. La première, et la plus ancienne des deux, est la lettre de marque. Seul un particulier, soit un capitaine, un armateur ou un marchand, victime d'une agression en mer par un bâtiment d'une autre nation, en dehors d'une guerre officielle, peut en faire la demande. La lettre de marque lui permettra de se dédommager de ses pertes aux dépens des navires de la nation de son agresseur. Elle introduit donc la notion de représailles, d'où son autre nom de lettre de représailles. Sa durée est limitée dans le temps, de même que la valeur des prises à laquelle son porteur a droit, valeur qui correspond à celle des pertes subies précédemment. Seul le Roi a le pouvoir d'émettre une telle licence. Mais son obtention peut prendre des mois, voire des années. En effet, la lettre de marque est l'ultime recours que possède le particulier lésé, l'aboutissement d'enquêtes et de procédures légales effectuées tant dans son pays que dans celui de son agresseur. De plus, les autorités hésitent avant d'en octroyer, puisque son utilisation donne lieu à plusieurs abus. Aux Antilles, la présence de navires croisant avec ce genre de licence est plutôt rare. Les Anglais en accorderont cependant quelques unes dans les années 1670.
La seconde forme de permis pour écumer les mers est celle que l'on nomme vraiment commission. Elle seule confère la qualité de corsaire. Elle peut être délivrée soit en période de paix relative soit en temps de guerre déclarée. Dans le premier cas, le corsaire doit faire la lutte contre ceux qui entravent le commerce maritime par leurs exactions. Règle générale, ce sont les pirates qui sont visés par cette mission. Dans la mer des Caraïbes, la situation se complique. D'une part, les Espagnols considèrent comme pirate, au sens de forban, tout navire étranger commerçant avec ses colonies et qui n'est pas muni de l'une des rares autorisations qu'ils accordent pour ce faire. D'une autre, prenant prétexte que les Espagnols entravent par cette politique leur propre commerce mais aussi des réelles agressions commises en son nom, les gouvernements anglais et français des Antilles autorisent les commissions en temps de guerre froide ou non en Europe. À cela, il faut ajouter que les rivaux européens de l'Espagne dénient à celle-ci la jouissance exclusive des richesses des Amériques. Il en résulte donc que les Anglais et les Français arment souvent les flibustiers dans l'espoir de «forcer» le commerce avec les colonies espagnoles. C'est l'une des raisons avancée par le Conseil de la Jamaïque, en 1666, lorsqu'il proposera d'émettre à nouveau des commissions contre les Espagnols. Ici, la commission se rapproche fort de la lettre de marque, nom que lui donne assez souvent les Anglais en Amérique. Ailleurs, à Saint-Domingue, elle prend aussi très souvent la forme d'un permis de chasser, pêcher ou commercer librement auquel est assortie une clause autorisant son porteur à user de la force si les Espagnols l'empêchent de réaliser ces activités légitimes. Ce genre de permis est très fréquent et on le retrouve même dans les concessions de colonisation en Amérique accordée à des compagnies ou à des particuliers. Ainsi, en 1662, Bertrand d'Ogeron, le futur gouverneur de Saint-Domingue, se fait octroyer le privilège de coloniser les Lucayes, autre nom données aux îles Bahamas. Dans les lettres patentes que lui émet le roi de France à cet effet, il est autorisé à armer en guerre des vaisseaux pour défendre sa future colonie et le commerce de celle-ci contre des agresseurs potentiels. Toutes ces considérations deviennent évidemment caduques en période de guerre ouverte, seconde occasion où les autorités permettent l'existence du corsaire. Le flibustier est alors considéré comme un auxiliaire de guerre, mandaté en bonne et due forme par un gouvernement.
La commission sert de caution légale au métier de flibustier, ou du moins lui procure-t-elle une apparence de légalité. Même si le flibustier peut s'en passer comme il arrive d'ailleurs parfois, ses avantages ne sont pas négligeables et tout pirate, dès qu'il le peut, s'empresse d'en prendre une. En effet, sa possession diminue, entre autres, mais n'élimine surtout pas, le risque d'être pendu haut et court par les Espagnols si jamais l'on tombe entre leurs mains. Et, avec l'implantation de colonies organisées tant à la côte Saint-Domingue qu'à la Jamaïque, elle facilite, du moins en théorie, les rapports avec les administrateurs coloniaux ainsi qu'avec les navires de guerre, anglais, français et néerlandais, qui croisent par intermittence aux Antilles. Enfin, ce qui est souvent négligé, la commission protège son porteur contre l'éventuelle agression d'un autre flibustier, qui justifiera, par l'absence de ce précieux papier, la saisie d'un bâtiment meilleur que le sien. Par exemple, en 1652, pour ne pas avoir eue de commission, quelques Français, montant une prise anglaise faite légalement à l'île de Grenade (car il y a alors guerre) et ayant été contraints de relâcher à Saint-Domingue, sont arrêtés comme forbans par le capitaine Beaulieu, puis conduits à la Tortue où leur bâtiment est jugé de bonne prise par le chevalier de Fontenay. Trente ans plus tard, l'Anglais John Cook subira le même sort, son navire lui étant enlevé par des flibustiers français à l'île à Vaches. La commission déterminera aussi la nationalité du bâtiment, donc du pavillon que celui arborera, même si son équipage appartient en entier à une autre nation, ce qui est fréquent. Ainsi l'on retrouve des Anglais battant pavillon français et vice versa. Pour plus de sécurité, plusieurs prennent des commissions des deux bords, quand les circonstances politiques le permettent, ce qui est formellement défendu en Europe par les ordonnances tant en France qu'en Angleterre.
En Amérique, l'émission de commissions aux flibustiers relève exclusivement des gouverneurs des colonies, car, outre les pouvoirs civils et militaires ordinairement attachés à leurs fonctions, ils revêtent ceux de l'Amirauté de leurs pays respectifs. Sur ordres spéciaux, les officiers de marine royale peuvent certes en révoquer quelques unes ici et là, mais c'est tout. Durant la guerre de Hollande, par exemple, le ministre Colbert réprimanda sévèrement le commandant d'un navire du roi pour s'être mêlé de donner des commissions de guerre à des flibustiers, chasse gardée des gouverneurs. Mais ce ne sont pas tous les gouverneurs qui sont investis de ce pouvoir. Chez les Français, le gouverneur général des Isles d'Amérique est l'autorité suprême en cette matière. Aucun autre gouverneur des Antilles françaises ne peut, sans son accord ou celui de la Couronne, délivrer des commissions. Ainsi, en 1684, le gouverneur de l'île Sainte-Croix s'attira les reproches du roi et de son ministre pour avoir passé outre. Seul le gouverneur de la Tortue et côte Saint-Domingue échappe à cette règle. La situation particulière de cette colonie autorise certains assouplissements. Sur cette question, son gouverneur prend ses ordres directement du roi ou de son ministre. Ce n'est seulement qu'à la toute fin de l'âge d'or de la flibuste que l'on voit le gouverneur général des Antilles françaises en expédier à son subordonné de la l'île de la Tortue. Par exception, dans les années 1660, après la signature de la paix entre l'Espagne et la France, les gouverneurs de la Tortue émettront aussi des commissions portugaises contre l'Espagne, avec laquelle le Portugal luttait pour recouvrer son indépendance, dans le but évident d'inciter les flibustiers à venir relâcher dans la colonie.
Chez les Anglais, le principal fournisseur de commissions est le gouverneur général de la Jamaïque, mais non le seul: son homologue des îles sous le Vent (siégeant à Nevis) et celui de la Barbade possèdent aussi ce pouvoir. Le gouverneur des Bahamas, colonie ne relevant pas directement de la Couronne mais des seigneurs propriétaires de celle de la Caroline, peut bien s'y risquer dans les années 1680 en représailles à des attaques espagnoles. Mais ses commissions furent le plus souvent considérées nulles et même révoquées sur le champ, comme le fit le gouverneur de la Jamaïque en 1682 avec celle que portait le capitaine Coxon.
Les commissions dans les deux principaux centres de la flibuste : 1648-1688 | |||
île de la Tortue et côte de Saint-Domingue | |||
période | commission | par droit de | contre |
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1648 à 1654 | française | guerre | Espagne |
1660 à 1667 | française | représailles | Espagne |
idem | portugaise | guerre | Espagne |
1666 à 1667 | française | guerre | Angleterre |
1667 à 1668 | française | guerre | Espagne |
1669 à 1671 | française | représailles | Espagne |
1672 à 1680 | française | guerre | Pays-Bas |
1673 à 1680 | française | guerre | Espagne |
1680 à 1682 | française | représailles | Espagne |
1684 à 1685 | française | guerre | Espagne |
île de la Jamaïque | |||
période | commission | par droit de | contre |
1659 à 1663 | anglaise | représailles | Espagne |
1665 à 1667 | anglaise | guerre | France et Pays-Bas |
1666 à 1668 | anglaise | représailles | Espagne |
1670 à 1671 | anglaise | représailles | Espagne |
1672 à 1674 | anglaise | guerre | Pays-Bas |
Tout capitaine flibustier qui désire prendre une commission doit donc en faire la demande au gouverneur, règle qui souffre quand même une exception. Dans les Antilles, et ce tant à la Jamaïque (avant 1671) et à l'île de la Tortue et côte de Saint-Domingue (jusqu'en 1688), le gouverneur prend souvent la liberté de donner des commissions en blanc à certains capitaines qui ont généralement la haute confiance des autorités en place comme Morgan et Granmont. Le but de cette initiative est simple. Il s'agit d'attirer dans la colonie le plus possible d'écumeurs des mers, qui viendront y liquider leurs prises ou du moins en feront profiter le gouverneur et, à la longue, s'y fixeront.
Règle générale donc, le gouverneur, ou plutôt l'un de ses subordonnés agissant comme secrétaire, y inscrira le nom du capitaine ainsi que les informations concernant son bâtiment (nom, type, tonnage, nombre de canons et d'hommes), puis lui-même la datera et la signera. Outre les motifs de sa délivrance (déjà énoncés) et l'autorité délivrante (habituellement le gouverneur anglais ou français ou en période guerre déclarée le Grand Amiral de France ou celui d'Angleterre), le document précisera la durée de la licence. Aux Antilles, une commission est valide pour six mois, au bout desquels le corsaire doit la rapporter au port où il l'a prise, que l'on nomme «port de commission». Mais cette dernière disposition demeure d'application beaucoup plus difficile qu'eu Europe. D'une part, les tempêtes et les naufrages sont nombreux dans la mer des Caraïbes. D'une autre, les flibustiers eux-mêmes refusent habituellement de rentrer si le butin amassé ne les satisfait pas. Il arrive donc qu'ils dépassent largement le délai prescrit, comme Henry Morgan et quelques autres capitaines anglais, qui furent absents de la Jamaïque pendant plus de vingt-quatre mois, de 1663 à 1665. La fin des années 1680 vit encore pire avec les expéditions en mer du Sud et l'interdiction de la course: parfois plus de trois ans avant que des capitaines ou leurs successeurs ne se rapportassent à leur port de commission. Il faut noter qu'une commission est révocable en tout temps par le gouverneur qui l'a émise, ce qu'il ne fait cependant que lorsqu'il en a reçu l'ordre des autorités compétentes de la métropole.
Pour remédier à de tels abus et à d'autres comme la capture de bâtiment neutre ou allié, le gouverneur de la Jamaïque exigeait que deux gentilshommes déposent en garantie un montant variant de quelques centaines à quelques milliers de livres afin que le capitaine remplissent les conditions énoncées dans sa commission. De plus, le gouverneur anglais demandait entre 20 et 50 livres uniquement pour en délivrer une. Cette mesure, ainsi que les frais exigés pour obtenir un passeport sans lequel aucun navire ne pouvait lever l'ancre, servait autant à contrôler les flibustiers qu'à remplir les coffres de la colonie, plus précisément celui du gouverneur. De telles pratiques n'étaient pas des innovations, puisque, dans les ports européens, ces diverses taxes devaient être obligatoirement acquittées et une caution était toujours demandée pour le corsaire. À la différence de son homologue anglais, le gouverneur français de la Tortue et côte Saint-Domingue n'imposait aucun de ces frais. C'était pour lui une façon de rivaliser avec la Jamaïque, mieux approvisionnée et pourvue en tout que les territoires relevant de sa juridiction.
En recevant le droit de faire le guerre de course, le flibustier s'engageait à verser le dixième de ses prises (bâtiments et leur cargaisons) faites en mer. Ce dixième excluait néanmoins tout butin fait lors d'une descente sur une ville, la commission étant, comme on l'a vu, une licence pour piller en mer. Cette distinction pourrait s'expliquer par le fait que les flibustiers et leurs précurseurs prirent toujours prétexte du refus des Espagnols de permettre aux bâtiments étrangers de se ravitailler, de faire du bois et de l'eau sur leurs terres, pour piller leurs villes, leurs bourgs, leurs plantations et leurs fermes. Le dixième des prises sur mer souffraient aussi d'autres exceptions. À la Tortue, le gouverneur d'Ogeron ne prélevait parfois ce droit que sur les marchandises et les esclaves et seulement 5% de l'argent monnayé et ouvragé: le reste, il le donnait au capitaine pour relever un peu sa condition, assez précaire comme on l'a vu; encore faut-il préciser que, à l'exemple de ses prédécesseur, d'Ogeron armait lui-même des bâtiments flibustiers. Ce 10% représentait le droit de l'Amiral de France ou d'Angleterre au nom au duquel le gouverneur français ou anglais délivrait sa commission. Règle générale, son produit n'était pas envoyé en métropole et demeurait entre les mains du gouverneur, qui avait d'ailleurs souvent ordre de payer une partie des dépenses de son administration avec ce revenu. Chez les Anglais, le roi avait aussi sa part, que l'on appelait le quinzième, lequel, avec le dixième du Grand Amiral d'Angleterre, aurait représenté, selon Dutertre, 17% du total des prises.
R. Laprise.