Le Diable Volant

Le Diable Volant

Études et analyses

Descente d'un flibustier anglais en Acadie en 1688

Ce texte fut publié à l'origine, sous le même titre, dans Les Cahiers de la Société historique acadienne, vol. 33, nos. 1 et 2 (mars-juin 2002), p. 33-40, numéros consacrés entièrement à la présence des flibustiers en Acadie. Cette version électronique contient d'importantes corrections.

par Raynald Laprise

Le 14 juillet 1688, un navire de 250 tonneaux jette l'ancre dans le port de Chedabouctou. C'est Le Saint-Louis, commandé par Michel Candé, qui arrive de La Rochelle où; il a été frété par la Compagnie de l'Acadie1. Il y porte des vivres et des marchandises destinées tant à ce petit établissement qu'au reste de la colonie. Son équipage y passe environ trois semaines à décharger la cargaison et à préparer le navire pour son retour en France. Enfin, le 7 août, le Saint-Louis lève l'ancre pour le port de Canseau, à l'embouchure de la baie de Chedabouctou, où; il embarquera la morue séchée qu'ont préparée la cinquantaine de pêcheurs établis en ce lieu et engagés par le Compagnie pour faire ce travail. Le navire rochelais s'y rend de conserve avec une petite barque de la Compagnie, laquelle devra ensuite aller porter à Port Royal (principal établissement de la colonie) une partie de la cargaison du Saint-Louis.

Dans la nuit du 9 août, les vingt-deux marins du Saint-Louis, épuisés par le travail accompli durant les derniers jours, s'endorment. Le capitaine Candé n'en a donc désigné aucun pour faire le quart. Il n'y a rien à craindre dans ces parages, croit-il. La frégate du roi La Friponne, commandée par Barthélémy de Beauregard, n'assure-t-elle pas depuis six mois la fonction de garde-côtes dans les eaux acadiennes. Mais nul n'a remarqué que, parmi les petites îles boisées se trouvant en dehors du port de Canseau, se cachaient une grande barque longue et deux bâtiments plus petits. Ainsi, à la faveur de la nuit, soixante hommes sortent de ces trois navires et, dans des chaloupes et des canots, rament silencieusement vers le Saint-Louis. Ils se divisent alors en deux groupes. Vers 22h00, le premier prend d'assaut le navire rochelais à bord duquel les pirates ne trouvent apparemment personne. Leur chef tire alors un coup de pistolet, ce qui réveille le maître du Saint-Louis qui, croyant que ses marins se querellaient, se présente sur le pont. L'officier marinier est aussitôt fait prisonnier, et à sa suite tout l'équipage endormi. Entre-temps, le second groupe de pirates est allé droit à terre et s'est saisi des cinquante pêcheurs du port et de quelques Indiens qui se trouvaient avec eux. Pour éviter que quelqu'un ne s'échappe et ne donne l'alerte au fort Saint-Louis à Chedabouctou, les pirates détruisent les canots des Indiens.2

Le lendemain 10 août, au matin, ne se doutant de rien, le commandant de Chedabouctou, Duret de La Boulaye, lieutenant de roi en Acadie3, va, dans un canot, à Canseau, pour donner l'ordre à la barque de la Compagnie d'appareiller pour Port Royal et au Saint-Louis, celui de repartir en France. Il est accompagné par le père pénitent Raphaël et Gabriel Gauthier, le commis général de la Compagnie à Chedabouctou. Un canot sorti de Canseau vient à leur rencontre: six hommes sont à bord. La Boulaye en reconnaît trois pour être de l'équipage du Saint-Louis. Quant aux trois autres, sabres et pistolets à la main, ils se jettent dans le canot portant La Boulaye en criant: « Tue, tue, bon quartier! »

Aux trois Français fort surpris de ces manières, ils répondent: « Messieurs, nous sommes Anglais. » Entre-temps une seconde embarcation portant six hommes les rejoint: « Voilà notre capitaine », disent ces Anglais.

« Et bien Messieurs... y a-t-il guerre? » leur demande alors La Boulaye.

« Nous sommes flibustiers », rétorquent-ils. « Nous avons besoin de vivres. Nous en voulons avoir, si ce n'est d'amitié, ce sera par force. Nous allions aller à l'habitation, mais nous en avons su que vous veniez, ce qui nous a fait attendre. »4

La Boulaye et ses deux compagnons sont conduits à bord du Saint-Louis avec les autres prisonniers, où; ils passent la nuit sous la garde de cinquante flibustiers. Ils en apprennent alors un peu plus sur leurs ravisseurs lesquels, s'ils ont parmi eux quelques Néerlandais et protestants français, sont surtout des Anglais, venant des colonies britanniques au sud de l'Acadie.

En juillet 1688, la barque longue, qui semait à présent la terreur à Chedabouctou, s'était présentée à l'île Martin's Vineyard. Elle était commandée par le capitaine George Peterson et 70 hommes la montaient. Un bâtiment plus petit qui en portait 18 autres l'accompagnait: c'était une prise faite par Peterson et sa compagnie aux Antilles, chargée de 3850 cuirs et d'environ 40 défenses d'éléphants5. Les flibustiers avaient profité de la présence, à Martin's Vineyard, de quelques bâtiments de la Nouvelle-Angleterre pour traiter avec eux la cargaison de leur prise. Pour 57£ en argent et des provisions, ils avaient vendu au marchand bostonais Andrew Belcher, maître du Swan, 50 cuirs et tout l'ivoire. Le reste avait été donné aux maîtres de deux ketchs de Salem en échange de vivres, mais surtout de la promesse de conduire les flibustiers en Acadie. Tandis que Belcher appareillait pour l'Angleterre6, les deux ketchs de Salem avaient mené les flibustiers tel que convenu à Port Labarre, en Acadie. Là, Peterson avait brûlé sa prise, prenant à son bord dix des hommes qui la montaient, tandis que les huit autres retournaient aux côtes du Massachusetts avec les deux ketchs de Salem. À Port Labarre, Peterson avait trouvé un autre petit bâtiment de Salem, commandé par Thomas Michael, avec une trentaine d'hommes d'équipage. À la demande des flibustiers, Michael avait accepté de leur servir de pilote jusque dans la baie de Chedabouctou. Ainsi, dans les premiers jours d'août, juste avant d'entrer dans le port de Canseau, les flibustiers avaient pris une barque appartenant au baron de Saint-Castin7, laquelle, revenant de Québec, portait à Port Royal pour quelques centaines livres de marchandises. Les marins français faits prisonniers à cette occasion avaient appris à Peterson la présence du Saint-Louis à Canceau8.

Tels étaient ces flibustiers qui avaient pris le vaisseau français dans le port de Canseau et dont les ravages dans la baie de Chedabouctou n'étaient pas terminés. Outre le Saint-Louis, ils ont déjà pris trois petits bâtiments: la barque de 22 tonneaux appartenant à Saint-Castin avant leur entrée à Canceau, celle de la Compagnie qui accompagnait le navire rochelais, ainsi que le ketch de Jean Serreau dit Saint-Aubin, habitant de la rivière Sainte-Croix en Acadie, venue dans le port charger du sel. Enfin, le 11 août 1688, le lendemain de la capture de La Boulaye, Peterson et 38 des siens s'embarquent dans cinq canots avec l'officier français, le commis Gauthier et le père Raphaël comme guides, pour Chedabouctou: les trois otages sont bien avertis que si les flibustiers y trouvent de la résistance tout l'établissement sera mis à sac et brûlé. À minuit, ils font descente à quelques lieues de la place, puis marchant à travers la forêt, ils atteignent les portes du fort. Au lever du jour, celles-ci s'ouvrent et les flibustiers investissent la place, dont la quinzaine de soldats qui y tenaient garnison, ne se doutant évidemment de rien, s'étaient endormis. Maîtres du fort Saint-Louis, ils pillent Chedabouctou pendant trois jours, y trouvant des marchandises propres à la traite avec les Indiens, des provisions et aussi du vin et de l'alcool. À la requête de La Boulaye, ils ne touchent point à l'artillerie du fort, mais n'y laissent que pour six mois de vivres pour les 70 personnes dépendant de l'établissement. Au matin du 15 août ayant embarqué leur pillage sans faire d'autre mal à Chedabouctou, ils retournent à Canseau où; ils arrivent le même jour et commencent à charger leur butin - surtout des vivres - à bord du Saint-Louis. Du bâtiment rochelais, Peterson va faire son nouveau navire de guerre, conservant aussi une bonne partie de la morue sèche remplissant déjà ses cales.9

La Boulaye, que les flibustiers ont laissé à Chedabouctou, informera lui-même le marquis de Denonville, gouverneur général de la Nouvelle-France, lorsqu'il se rendra à Québec en octobre suivant10. L'affaire en soi n'est pas nouvelle. Même si la paix règne entre la France et l'Angleterre, les relations entre Acadiens et Canadiens d'une part et gens de la Nouvelle-Angleterre de l'autre ne sont pas des plus pacifiques, chacun n'hésitant pas à piller, à l'occasion, navires et habitations de l'autre11. Mais l'affaire Peterson dépasse le cadre des conflits anglo-français en Amérique du Nord. En effet, aussi curieux que cela puisse paraître, ce n'est pas en Nouvelle-Angleterre qu'il faut chercher son origine, mais dans les Grandes Antilles, plus précisément dans la colonie française de Saint-Domingue.

Depuis 1674, la partie occidentale de l'île Hispaniola sous contrôle français, mieux connue sous le nom de côte de Saint-Domingue, était devenue le principal lieu d'armement des flibustiers des Antilles en prévision de leurs entreprises contre les colonies et navires espagnols. Au Petit-Goâve, son meilleur port, les flibustiers venaient prendre des commissions françaises pour piller l'Espagnol par mer et par terre; cela même en temps de paix, car Louis XIV permit jusqu'en 1685 à ses gouverneurs à Saint-Domingue d'armer les flibustiers par droit de représailles. Durant cette douzaine d'années, il y eut bon an mal an un millier d'hommes établis à Saint-Domingue même qui exercèrent ce métier12. Cependant la colonie était pauvre en ressources tant pour l'avitaillement des corsaires que pour la liquidation de leurs prises. Ainsi vit-on plusieurs flibustiers lui préférer, comme lieu de relâche, l'île anglaise de la Jamaïque, elle-même le plus important centre corsaire des Antilles de 1660 à 1671. Cela leur fut d'autant plus facile que plusieurs capitaines jamaïquains croisaient sous commission française et que, même sur certains corsaires français, l'on retrouvait beaucoup d'Anglais, formant parfois jusqu'au deux tiers des équipages. Après une décennie de laxisme, les gouverneurs de la Jamaïque durcirent leurs positions envers les flibustiers anglais. Ceux-ci se mirent alors à fréquenter la Caroline, la Virginie et la Nouvelle-Angleterre, entraînant à leur suite leurs camarades français.13

Les prospères colonies britanniques de la côte est de l'Amérique du Nord, avec la complicité de leurs gouverneurs, accueillirent avec joie les flibustiers des Antilles, qui menaient dans leurs ports les richesses prises sur les Espagnols, en échange desquelles ils leur fournissaient vivres et hommes. La compagnie de Peterson tire son origine de l'un de ces flibustiers. En effet, les 88 hommes avec lesquels Peterson arriva aux côtes du Massachusetts et du Rhode Island en 1688 formaient les restes des équipages de deux capitaines néerlandais dépendant de Saint-Domingue, qui étaient devenus hors-la-loi. Le plus connu des deux, Jan Willems alias Yankey, avait notamment participé à la prise de la Vera Cruz (1683). L'autre était Jacob Evertsen, qui semble avoir été un résident de la colonie anglaise de la Caroline.14

Dans les premiers mois de 1685, Yankey, capitaine de La Dauphine de 30 canons, et Evertsen qui commandait une barque longue, probablement celle que monta ensuite Peterson, avaient joint une flotte commandée par le sieur de Grammont, alors le principal chef flibustier de la colonie de Saint-Domingue. Sous les ordres de celui-ci, ils participèrent, en juillet suivant, à la prise de San Francisco de Campêche. Mais l'âge d'or de la flibuste anti-espagnole à Saint-Domingue touchait à sa fin. Suivant un ordre du roi, son gouverneur Cussy venait d'interdire les armements contre les Espagnols. Coupés de leur base, Yankey et Evertsen passèrent ensuite plusieurs mois difficiles dans le golfe des Honduras, en compagnie de Grammont et de quelques autres capitaines. Ils en partirent au début de l'année suivante et allèrent relâcher en Caroline (septembre 1686), où; ils furent conviés, avec leurs 200 hommes, à prendre part à une expédition punitive contre les Espagnols de Floride par représailles à une récentes agression de ces derniers. Mais l'arrivée d'un nouveau gouverneur en Caroline fit avorter cette expédition15, et les deux Néerlandais durent reprendre la route des Antilles. Enfin, en septembre de l'année suivante, apparemment lassés de courir les mers en hors-la-loi, ils demandèrent asile au gouverneur de la Jamaïque, dont ils jugèrent toutefois les conditions trop dures16. Après la prise d'un grand vaisseau espagnol dans le golfe des Honduras, au début de 168817, Yankey trouva la mort. Une partie de ses hommes suivirent son associé Evertsen qui se retirera finalement à Saint-Domingue vers 1689. Quant aux autres, ils choisirent comme chef Peterson et décidèrent de continuer la course pour leur propre compte18, ce qui les conduisit en Acadie, où; maintenant on les retrouve préparant leur départ.

Le 21 août 1688, dans le port de Canseau, Peterson et sa compagnie sont donc prêts à reprendre la mer sur leur prise Le Saint-Louis. Ayant brûlé leur barque longue, il ne leur reste plus qu'à s'occuper de leurs prisonniers. À l'équipage du Saint-Louis, pour leur permettre de rentrer en France, ils leur donnent la barque appartenant à Saint-Castin, prise quelques jours avant leur entrée à Canseau. Quant aux gens de Saint-Castin, ils reçoivent la barque de la Compagnie d'Acadie enlevée par les pirates en même temps que le Saint-Louis. Peterson conserve par contre le ketch appartenant à Saint-Aubin dont il s'était emparé aussi durant son séjour dans la baie de Chedabouctou, sous prétexte qu'il avait été pris par les Français sur des Anglais. Le lendemain 22 août, au matin, les flibustiers appareillent de Canseau, sur le Saint-Louis, avec les petits bâtiments de Thomas Michael, de Saint-Castin et de Saint-Aubin. De plus, ils emmènent avec eux, comme prisonniers, les 50 pêcheurs et les Indiens capturés dans le port de Canseau une douzaine de jours auparavant.19

Entre-temps, en Nouvelle-Angleterre, les autorités coloniales britanniques avaient été informé, dès le mois de juillet, de la présence du pirate Peterson, lequel entre son départ de l'île Martin's Vineyard et son arrivée à Canceau avait longé les côtes du Rhode Island, dont certains habitants auraient traité avec lui. À cette nouvelle, le gouverneur général Sir Edmund Andros avait dépêché au Rhode Island le H.M.S. Rose, commandé par le capitaine John George, tandis qu'il donnait ordre à son lieutenant à Boston, le capitaine Francis Nicholson, de s'y rendre aussi par voie de terre avec des troupes. L'un et l'autre arrivèrent trop tard. Le gouverneur Andros eut beau convoqué un tribunal spécial pour juger les marchands du Rhode Island soupçonnés d'avoir trafiqué avec le pirate, le Grand Jury qui fut constitué à cette occasion refusa d'entendre l'affaire. Cependant, Nicholson parvint à saisir les deux ketchs de Salem qui revenaient des côtes d'Acadie et avec lesquels s'étaient embarqués, comme on l'a vu, huit des hommes de Peterson. Nicholson fit aussitôt emprisonner et interroger ces derniers, de même que les marins qui les avaient menés à Salem. Aux informations qu'il obtint de leurs aveux viennent s'ajouter, dans les premiers jours de septembre, celles de Thomas Michael, associé de gré ou de force à Peterson dans la descente de celui-ci en Acadie.20

Portant dix des pêcheurs français pris à Canceau, qui las de leur servitude parmi leurs compatriotes ont voulu tenter leurs chance en Nouvelle-Angleterre, Michael révèle à Nicholson la véritable destination de Peterson, car l'Acadie n'était en fait qu'une escale. Le flibustier anglais n'avait fait descente à Chedabouctou que pour deux choses, qu'il y avait d'ailleurs trouvées: assez de vivres et un bon navire pour traverser l'Atlantique et aller pirater le long des côtes de Guinée21. De plus, il est raisonnable de croire que l'Afrique n'était en fait qu'une autre étape pour un voyage plus lointain: celui de la mer du Sud, qui consistait à aller piller les colonies espagnoles ouvertes sur l'océan Pacifique, celles du Chili, du Pérou, du Panama et du Mexique.

Le premier « voyage à la mer du Sud » remontait à 1680, année où; des flibustiers anglais de la Jamaïque l'avait entrepris par terre, en traversant l'isthme de Panama avec l'aide d'une tribu d'Indiens hostiles aux Espagnols. Trois ans plus tard, partant de Virginie, le capitaine John Cook tenta l'aventure par voie de mer, par le détroit de Magellan, étant bientôt imité par deux autres capitaines anglais. En 1684 et 1685, quelques centaines d'Anglais et de Français firent aussi le voyage de la mer du Sud, cette fois par l'isthme de Panama. Par la suite, les Indiens s'étant alliés aux Espagnols, le passage par Panama dut être abandonné. Cela obligea les flibustiers qui désiraient tenter l'entreprise, de la faire par mer, en passant par l'Afrique occidentale puis le Brésil avant de se risquer à franchir le détroit de Magellan à l'exemple de Cook. Or, pour gagner l'Afrique à partir des Antilles, il fallait emprunter le canal de la Floride et remonter au moins jusqu'aux Bermudes avant de pouvoir, à la faveur des alizés, traverser l'Atlantique.22

L'interdit qui frappa la flibuste à Saint-Domingue en août 1685 encouragea ces lointaines entreprises. Ainsi, en juin de cette même année, le capitaine François Lesage faisait escale à New York où; il se ravitailla en prévision d'un voyage à la mer du Sud, mais il ne put franchir le détroit de Magellan. En 1686, le capitaine John Markham, quant à lui, fut encore plus malchanceux, étant tué en Afrique par les Portugais. Par contre, toujours en 1686, une bande de flibustiers, sortis de Saint-Domingue, réussit là où; les autres avaient échoué. Ce qui est intéressant dans leur cas, c'est qu'ils se comportèrent exactement comme Peterson l'avait fait à Chedabouctou. Du journal que tint l'un de ces hommes23 et d'un mémoire du gouverneur français de Plaisance24, l'on apprend que, dans les parages de Terre-Neuve, ils pillèrent et prirent plusieurs navires de pêche... anglais!

Pour revenir à Peterson, l'on ignore ce qu'il advint de lui et de ses hommes, s'il gagna ou non l'Afrique ou si son objectif final était réellement les colonies espagnoles de l'Amérique du Sud. La France porta plainte à l'Angleterre pour ses pirateries en Acadie, mais l'affaire n'eut pas de suite, car, moins d'un an après la prise de Chedabouctou, la guerre éclatait entre les deux puissances coloniales. Forts de leur expérience dans la mer des Antilles contre les Espagnols dans les années 1670 et 1680, les marins de la Nouvelle-Angleterre armeront désormais à partir de leurs propres ports pour courir sus aux Français au Canada, en Acadie et aux Antilles. Certains d'entre eux imiteront Peterson et gagneront les côtes d'Afrique, non plus cette fois pour aller piller l'Espagnol au Pérou, mais pour s'attaquer à tous les riches vaisseaux croisant dans l'Océan Indien, sans distinction de nation25. Ce seront les pirates de la mer Rouge.

Copyright © Raynald Laprise, 2002-2003.

Notes

1. Le propriétaire du Saint-Louis était l'armateur d'origine néerlandaise Nicolas Claessen; son capitaine, Candé, était un habitué des voyages vers la Nouvelle-France et l'Acadie. La Compagnie de l'Acadie était aussi appelée Compagnie de la pêche sédentaire. Cette pêche consistait à prendre la morue et à la faire sécher sur place, contrairement à celle dite « de la morue verte » que l'on pêchait sur les bancs de Terre-Neuve et que l'on mettait en tonneaux et salait à bord des navires pour les porter ensuite en France. La Compagnie avait obtenu le privilège de cette pêche en 1682. Son principal directeur et actionnaire était le sieur Duret de Chevry.

2. Jean Blanchet, Collection de manuscrits contenant lettres, mémoires, et autres documents historiques relatifs à la Nouvelle-France: recueillis aux Archives de la province de Québec ou copiés à l'étranger, mis en ordre et édités sous les auspices de la Législature de Québec, etc., vol. 1 (Québec, 1883), p. 429-431 : mémoire touchant les prises qui ont été faites par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre. La matière du présent texte provient en grande partie de ce mémoire.

3. Blanchet, idem, p. 403 : mémoire sur la pêche sédentaire de l'Acadie, par M. de Chevry, 24 septembre 1687. Charles(?) Duret de La Boulaye était venu en Acadie en compagnie de François-Marie Perrot, gouverneur général de cette colonie, de 1685 à 1687. Il était sûrement apparenté à M. de Chevry, le principal directeur de la Compagnie de l'Acadie, et auteur du mémoire ci-dessus.

4. Blanchet, idem, p. 428-429 : pillage fait par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Ce document complète celui cité à la note 2 pour la reconstitution du récit de cette affaire.

5. Edmund Bailey O'Callaghan, Documents relative to the colonial history of the state of New-York, procured in Holland, England and France, by John Romeyn Brodhead, Esq., agent, under and by virtue of an act of the Legislature (vol. III) : London documents: I-VIII. 1614-1692 (Albany, 1853), p. 550-554 : lettre du capitaine Francis Nicholson, à Boston, 31 août/7 septembre 1688. Les informations relatives aux activités de Peterson en Nouvelle-Angleterre avant sa descente en Acadie proviennent de cette lettre de Nicholson, lieutenant du gouverneur général de la Nouvelle-Angleterre. Cette lettre apporte aussi quelques détails supplémentaires concernant la descente de Peterson à Canceau et Chedabouctou, détails qui ont été utilisés pour la rédaction du présent texte.

6. O'Callaghan, idem. Les 50 cuirs achetés à Peterson, Belcher les fera transborder sur le navire The Golden Luck and The Boy (maître William Covell), qui revenait d'une expédition sur l'épave du galion espagnol Concepción, à la côte nord de l'île Hispaniola et à bord duquel s'était embarqué Sir William Phips pour rentrer en Angleterre. C'était le troisième voyage de Phips sur cette épave pour y repêcher les trésors espagnols. The Golden Luck and The Boy appareilla de Boston le 26 juillet 1688 à destination de l'Angleterre où; il arriva le 26 du mois suivant. La transaction entre Belcher et Peterson a vraisemblablement eu lieu quelques jours avant le départ de Phips. Pour les expéditions de Phips à Hispaniola, voir E. W. Baker et J. G. Reid, The New England Knight: Sir William Phips, 1651-1695 (Toronto 1998), chapitre 3. Le capitaine Nicholson était aussi l'un des commanditaires de l'expédition de Phips. Les principaux promoteurs de celle-ci étaient le duc d'Albemarle (alors gouverneur général de la Jamaïque) et Sir John Narborough (mort subitement à Hispaniola en mai 1688).

7. Jean-Vincent d'Abbadie baron de Saint-Castin (1652-1707) était très impliqué dans la traite avec les Indiens, ayant même pris femme parmi eux, et il était entré en conflit à plusieurs reprises avec les Anglais de la Nouvelle-Angleterre.

8. Outre les gens de Saint-Castin, Peterson avait apparemment une autre source d'information sur Chedabouctou. L'un de ses hommes, un Anglais, se serait trouvé à La Rochelle où; il aurait été informé de l'armement du Saint-Louis et où; il aurait même vu le commis-général de la Compagnie de l'Acadie, Gabriel Gauthier. Passé à la Nouvelle-Angleterre, cet homme y aurait joint la compagnie de Peterson. Voir à ce sujet la copie d'un mémoire de Gabriel Gauthier à Jacques-René de Brisay marquis de Denonville, Québec, 18 octobre 1688, FR ANOM COL/C11A.

9. Blanchet, op. cit., p. 429-431 : mémoire touchant les prises... faites par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Par ailleurs, les Mémoires de Robert Challes, écrivain du roi, publiées par A. Augustin-Thierry, librairie Plon, Paris, 1931 (communication de M. Jacques Gasser), relatent cependant une version quelque peu différente. En effet, Challes écrit que le lieutenant de roi La Boulaye fut pris au lit avec sa maîtresse indienne par les flibustiers anglais, ce qui contredit la version officielle et celle de Nicholson où; l'on voit l'officier français aller au devant de ses agresseurs en canot. Si la version de l'affaire présentée par Denonville au secrétaire d'état Seigneley peut avoir dissimulé certains faits incriminant La Boulaye, l'officier anglais Nicholson n'y avait cependant aucun intérêt. Par contre, Challes était intéressé dans les marchandises se trouvant à Chedabouctou et dont s'emparèrent les flibustiers. Il est donc possible qu'il voulait régler ses comptes avec La Boulaye, qu'il rendait responsable, par son inertie et son manque de prévoyance, de la perte financière qu'il subit lors du raid de Peterson.

10. Blanchet, op. cit., p. 436-442 : lettres du marquis de Denonville, à Québec, les 18 et 30 octobre 1688; et mémoire de la compagnie de l'Acadie, 1688.

11. Selon Nicholson, le ketch de Saint-Aubin dont s'empara Peterson à Canceau avait été naguère volé par des Acadiens à un marchand anglais de Piscataqua. Voir O'Callaghan, op. cit., p. 550-554 : lettre de Nicholson.

12. Mémoire de Jacques Nepveu de Pouancey, gouverneur de Saint-Domingue, 4 mai 1677, FR ANOM COL/C9A/1. Sept ans plus tard, son successeur Cussy estimait le nombre des flibustiers entre 2000 et 3000 hommes; voir l'extrait de sa lettre du 29 juin 1684; et son mémoire au marquis de Seignelay, 24 août 1684, FR ANOM COL/C9A/1.

13. Lettre du gouverneur Pouancey, Léogane, 25 septembre 1682. Voir aussi le mémoire du chevalier de Saint-Laurent et de l'intendant Michel Bégon sur les abus des armements des flibustiers, 25 janvier 1685, FR ANOM COL/F3/164.

14. Les carrières des capitaines Yankey et Jacob Evertsen, associés ensemble depuis 1680, peuvent être retracées à travers la correspondance des gouverneurs de la Jamaïque (Sir Henry Morgan, Sir Thomas Lynch, Hender Molesworth puis Christopher Monk duc d'Albemarle), dont les lettres se trouvent largement résumées dans J. W. Fortescue, Calendar of State Papers, Colonial Series (vol. 11) : America and West Indies 1681-1685 (Londres, 1898); J. W. Fortescue, Calendar of State Papers, Colonial Series (vol. 12) : America and West Indies 1685-1688 (Londres, 1899), [ci-après CSPCS 1685-1688]. Du côté français, voir la correspondance du sieur de Cussy, gouverneur de Saint-Domingue, pour les années 1684 à 1688, FR ANOM COL/C9A/1.

15. L'escale des capitaines Yankey et Evertsen en Caroline en 1686 est confirmée dans Public Record Office, Colonial entry book, vol. 22, fol. 103 : instructions à Sir Peter Colleton, gouverneur et l'un des seigneurs propriétaires de la colonie de Caroline, 3/13 mars 1687. Voir aussi la lettre de Pierre Arnoul, intendant de marine à Rochefort, au marquis de Seignelay, La Rochelle, 14 juin 1687, BNF Clairambault 1016, f. 154. De même CSPCS 1685-1688, à travers le résumé des lettres et instructions des Seigneurs-propriétaires de la Caroline au gouverneur et au conseil de cette colonie.

16. Pour le séjour des deux flibustiers à la Jamaïque en 1687, voir CSPCS 1685-1688, nos. 1449 (lettre du gouverneur Molesworth à William Blathwayt, Jamaïque, 30 septembre/10 octobre 1687); 1449ii (instructions de Molesworth au capitaine Charles Talbot, commandant le H.M.S. Falcon); 1449iv (lettre de l'enseigne William Geese à Molesworth, Montego Bay, 3/13 septembre 1687, à laquelle est jointe une lettre des capitaines Yankey et Evertsen à Molesworth, de même date); 1449v (lettre de Molesworth aux capitaines Yankey et Evertsen, Jamaïque, 12/22 septembre 1687); 1476 (lettre de Molesworth à Blathwayt, Jamaïque, 24 octobre/3 novembre 1687); 1477 (autre lettre des capitaines Yankey et Evertsen à Molesworth, jointe à la réponse de celui-ci aux mêmes datée de St. Jago de La Vega, le 9/19 octobre 1687). Quelques informations complémentaires sur les activités de ces deux flibustiers en 1687 se trouvent dans la lettre du gouverneur Cussy au marquis de Seignelay, Port-de-Paix, 27 août 1687; et son mémoire du 5 mai 1688, FR ANOM COL/C9A/1.

17. Pour la prise de la hourque des Honduras par Yankey et Evertsen, voir CSPCS 1685-1688, nos. 1624 (lettre du duc d'Albemarle aux Seigneurs du comité pour le Commerce et les Plantations, Jamaïque, 11/21 février 1688); et 1705 (lettre du duc d'Albemarle aux Seigneurs du comité pour le Commerce et les Plantations, Jamaïque, 16/26 avril 1688).

18. Nicholson soutient (voir O'Callaghan, op. cit.) que Yankey et Evertsen étaient morts tous les deux. Si rien ne vient le contredire dans le cas du premier, le second était encore bel et bien vivant. Pour la présence du capitaine Jacob Evertsen à Saint-Domingue en 1689, voir Léon Vignols, Flibuste et Boucane (XVIe-XVIIIe siècles) in Revue d'Histoire économique et sociale, 1913, p. 137-173. Passé au service des Anglais de la Jamaïque, Evertsen fut tué en 1695 (communication de J. Gasser). George Peterson était peut-être lui aussi d'origine néerlandaise, « Pietersen » étant un nom de famille très fréquent chez cette nation.

19. Blanchet, op. cit., p. 429-431 : mémoire touchant les prises... faites par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre.

20. O'Callaghan, op. cit., p. 550-554. Le capitaine Francis Nicholson (1655-1728) était lieutenant-gouverneur en Nouvelle-Angleterre, agissant à ce titre comme adjoint de Sir Edmund Andros (1637-1714), premier gouverneur général du Dominion of New England (1686-1689). Quant au H.M.S. Rose, il avait Boston comme station navale depuis 1686. Son capitaine, John George, fut tué (1690) en combattant les Français au début de la guerre de la Ligue d'Augsbourg.

21. Nicholson parle de la "Gold Coast", l'une des côtes de la Guinée, en Afrique occidentale. Peterson eut au moins un précurseur. En effet, en juin 1683, John Graham, commandant un vaisseau armé en flibuste dans le golfe des Honduras, s'attaqua aussi à des marchands acadiens, en prévision d'un voyage en Afrique occidentale (communication de M. Armand G. Robichaud).

22. Plusieurs flibustiers ont laissé des récits de ces expéditions en mer du Sud: Basil Ringrose, Bartholomew Sharpe, William Dampier, Lionel Wafer (qui fut brièvement l'un des hommes de Yankey), William Cowley, Raveneau de Lussan. Ces récits furent publiés du vivant de leurs auteurs et ont été souvent réédités jusqu'à nos jours.

23. Édouard Ducéré, Journal de bord d'un flibustier, (Bayonne, 1894). Ces flibustiers, au nombre de 80 environ, montaient alors le Saint-Nicolas, une prise flessinguaise de 10 canons. Leur capitaine était un certain Guillaume Mimbrat (communication de J. Gasser). À ce sujet, voir Fonds des Archives départementales de la Gironde, Série Amirauté de Guyenne, Attributions administratives, Rapports à l'entrée des navires dans le port de Bordeaux, 6B: rapport du capitaine Denis Hugon, commandant les Armes de France, de Granville, 4 octobre 1686; et celui du capitaine Jacques Le Roy, commandant la Trinitié, de Saint-Malo, 19 octobre 1686.

24. Blanchet, op. cit., p. 381-384 : mémoire d'Antoine de Parat (gouverneur de la partie française de Terre-Neuve), Plaisance, 1686.

25. Voir Jacques Gasser, «  De la mer des Antilles à l'océan Indien : l'odyssée du flibustier Desmarestz (1688-1700)  » in Le Diable Volant (Québec, 2004).


Référence et URL : Raynald Laprise, « Descente d'un flibustier anglais en Acadie en 1688 » In Une histoire de la flibuste. Le Diable Volant: Québec, 2006. [en ligne] https://diable-volant.github.io/flibuste/Livre/textRL_acadie1688.html