Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Rapport sur l'expédition de Maracaïbo (1678)

En mai 1678, la flotte du comte d'Estrées, formée de vaisseaux de la marine royale renforcée de flibustiers de Saint-Domingue, dut renoncer à son dessein contre l'île néerlandaise de Curaçao, à la suite du naufrage de plusieurs de ses bâtiments à l'île d'Aves. Le gouverneur de Saint-Domingue, le sieur de Pouancey, qui était venu en personne à la tête des flibustiers, confie alors la mission au sieur de Grammont, le principal de leurs chefs, de rester à Avés avec quelques autres capitaines, pour y sauver les naufragés. Une fois cette mission accomplie, Grammont, secondé par des capitaines expérimentés tels que Le Gascon et Lagarde, prend la direction du lac de Maracaïbo, pour en piller les petites places qu'y les Espagnols y possédaient, entreprise qui est couronnée de succès. Outre la relation que Grammont lui-même donna de cette expédition, il en existe une autre dans les archives françaises, que nous reproduisons ici. Cette seconde relation de l'entreprise de Maracaïbo est anonyme, mais elle est sans doute l'oeuvre de Pouancey, ou de quelque autre officier français embarqué avec les flibustiers. L'entreprise de Maracaïbo consacra le sieur de Grammont comme le commandant en chef des flibustiers de Saint-Domingue.

R. Laprise.

description : relation anonyme de la descente à Maracaïbo des flibustiers de Saint-Domingue commandés par le sieur de Grammont, 11 février 1679.
source : FR ANOM COL/F3/164/fol. 325.
contribution : Dominika Haraneder (2000).

Relation anonyme d'un voyage de Granmont.

11 février 1679.

Après que M. le comte d'Estrées, nouvel amiral de France, fut parti avec les vaisseaux du roi des îles d'Aves, le sieur de Grandmont y resta 8 à 10 jours pour faire caréner les navires flibustiers qui s'étaient joints au pavillon par les ordres du Roi. Le temps étant propre à faire une descente dans la baie de Marescaye, le sieur de Grandmont, qui ne pouvait aller plus loin faute de vivres, résolut d'y entrer et attaquer pour cela une forteresse qui est à l'entrée de la baie que l'on nomme le fort de la Barre, derrière laquelle il y avait 12 canons et quelques pierriers. Les Espagnols qui étaient en garnison y entretenaient avec égale force. Le sieur de Grandmont fit sommer le commandant, qui y était avec 60 et 10 hommes, de se rendre. Ce qu'ayant refusé, il fit faire à l'instant dans laquelle, et comme elle ne pouvait pas être achevée ce même jour, il employa ses gens à ouvrir tranchée afin de faire par son approche une batterie de deux canons. Les flibustiers, qui ont plus de feu que de conduite, sitôt qu'ils purent avoir assez d'échelles, demandèrent au sieur de Grandmont de les mener à l'escalade. Mais il voulut approcher sa tranchée de plus près afin de ne pas perdre trop de monde, ayant essuyé le feu de 7 ou 8 canons que les ennemis pouvaient mettre à l'un des flancs de la forteresse. Le capitaine qui y commandait la forteresse, voyant que toutes choses se préparaient pour venir à l'assaut contre lui, aima mieux composer et se rendre prisonnier de guerre. Ce fut fait à condition qu'on le laisserait, et sa garnison, en liberté après la retraite des nôtres. Il sortit avec son épée seulement et sa garnison fut désarmée.

Ledit sieur de Grandmont, après avoir mis dans cette forteresse une garnison de 70 boucaniers pour empêcher que les ennemis ne revinssent s'en rendre les maîtres, alla avec ses petits bâtiments à la ville de Mariague, qu'il trouva abandonnée. Il passa ensuite à celle de Gibreltar, où il trouva peu de résistance. Lorsqu'il fut maître de ces deux places, il fit la visite du lac et y prit un grand navire, incapable de sortir à la mer pour sa vieillesse. Il s'empara aussi d'une frégate de 12 canons, qui s'était retirée en un lieu où apparemment on ne la pouvait attaquer par terre. Mais les flibustiers trouvèrent moyen d'en approcher sur des pirogues et, à un signal que leur donna le sieur de Grandmont, firent leur décharge en même temps que lui avec ses canons. Et ledit sieur de Grandmont aborda la frégate malgré le feu de ses canons et de ses pierriers. Il y fut tué un des nôtres et quelques blessés.

Lorsque ledit sieur de Grandmont se vit le maître du lac et qu'il sut qu'il n'y avait plus de navire, outre 2 barques de 30 à 40 tonneaux et une patache qu'il avait déjà prises, il fut s'en repartir par terre pour chercher à profiter de quelque chose. Il y eut plusieurs autres aventures toujours à l'avantage de nos gens. Le sieur de Grandmont, ayant écumé là tous les lieux que les prisonniers qu'il faisait lui indiquaient, résolut de marcher avec fougue vers une ville que l'on nomme Torhille. Et pour ne donner pas lieu aux ennemis de croire qu'ils allaient en cette ville, il fit un fort grand détour par un chemin de 45 lieues et trouva assez près une rivière si rapide qu'on ne pouvait la passer qu'en se tenant fermes les uns avec les autres et se donnant les armes de mains en mains par un seul endroit où elle était guayable; de sorte que ledit sieur de Grandmont fut obligé de faire escarmoucher partie de ses gens contre les ennemis, qui étaient à couvert d'une tranchée de l'autre côté de la rivière. Après qu'une compagnie eut passé et pris ses armes, elle fonça dans la tranchée d'où des ennemis se retirèrent dans les bois. Nos gens ne trouvèrent plus de résistance et marchèrent droit à la ville, d'où les ennemis avaient emporté presque tout ce qu'il y avait.

Il s'est passé plusieurs actions particulières fort vigoureuses dans les parties qui se sont faites. Il y eut une entre les autres de 18 hommes qui, après s'être donnés des rendez-vous, se séparèrent entr'eux avec chacun un chef d'escouade. Alors, des ennemis qui les observaient, les ayant vu séparés, se séparèrent aussi en sorte que 50 en attaqueraient 9 et les 50 les 9 autres. Le combat fut long et les ennemis y perdirent 10 à 12 hommes dans chacune de leurs compagnies. Il n'y fut tué aucun des nôtres, qui se comportèrent si bien et furent si heureux qu'ils se rallièrent ensemble et, s'étant trouvés 18, ils furent attaquer les Espagnol qui se défendaient derrière quelques cases. Mais les nôtres, qui virent ne pouvoir maltraiter les ennemis pendant qu'ils étaient à couverts, approchèrent et escarmouchaient si près d'eux, étant à couvert de roseaux, que l'un d'eux y mit le feu avec son arme qu'il avait chargée exprès que de poudre et de bourre, en sorte que les ennemis se voyant découverts prirent la fuite.

Et nos gens ayant encore couru le pays quelque temps, s'en revinrent à la forteresse de la Barre, dans laquelle il y avait un donjon. Ils se rejoignirent tous ensemble en ce lieu-là et s'embarquèrent pour repasser à la côte St-Domingue, où ils sont arrivés heureusement il y a près de 2 mois avec quelque butin mais peu considérable, eu égard au nombre de 700 hommes qui ont à le partager et aux dépenses qu'il a fallu faire pour les provisions et munitions de guerre. Chacun a très bien fait son devoir dans cette entreprise, mais surtout le sieur de Grandmont y a témoigné beaucoup de coeur et de conduite.