Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Les Anglais de la Jamaïque informent les Espagnols des forces des flibustiers de Saint-Domingue (1683)

Depuis 1677, la couronne espagnole permet aux détenteurs de l'Asiento de Negros, c'est-à-dire le monopole de la traite des esclaves avec ses colonies, d'en acheter chez les Anglais de la Jamaïque, laquelle entre ainsi en compétition avec l'île néerlandaise de Curaçao, qui en est alors le principal fournisseur. Pour le moment toutefois, le danger ne vient pas de cette rivale commerciale, mais des Français de Saint-Domingue, qui encouragent la flibuste et qui en vivent pour une bonne part, et dont certains navires jamaïquains sont maintenant les victimes. Ainsi, le gouverneur de la Jamaïque, Sir Thomas Lynch, presse-t-il ses homologues espagnols d'agir contre les Français, leur donnant même les moyens d'y parvenir. C'est ce qu'il explique dans la lettre reproduite ici, qui fut traduite en français d'après un original anglais ou espagnol que des flibustiers trouvèrent à bord d'un navire qu'ils prirent. L'original de cette lettre fut rédigé vraisemblablement en avril 1683, juste après le passage au large de la Jamaïque d'un certain Nicolas Van Horn, lui-même ancien négrier, porteur d'une commission du gouverneur de Saint-Domingue, et qui, en vertu de celle-ci, allait s'attaquer quelques semaines plus tard à Veracruz. Lynch met d'ailleurs en garde les Espagnols du dessein des flibustiers contre cette place (qui est appelée ici « Nouvelle à Crousse ». La lettre, plutôt un mémoire des mesures à prendre contre les flibustiers, n'était pas véritablement destinée au capitaine Juan del Castillo, mais plutôt au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, le marquis de La Laguna et comte de Paredes. En fait, Castillo en est plutôt le porteur. Il avait fait escale à la Jamaïque en se rendant à Mexico pour y demander les subsides pour la garnison de Santo Domingo d'où il venait, et il en repartait le 26 avril 1683. Apparemment, le gouverneur Lynch rédigea d'autres copies de cette lettre qu'il envoya notamment à La Havane. Pour en savoir plus concernant les circonstances de la rédaction de cette relation, consulter Fake news chez les flibustiers.

description : traduction française d'une lettre de Sir Thomas Lynch (gouverneur de la Jamaïque) à Juan del Castillo Torquemada, Jamaïque, avril 1683.
source : FR ANOM COL/C9A/1.
contribution : Dominika Haraneder (2000).

Relation envoyée par le gouverneur de la Jamaïque au capitaine Dom Jean du Château de la Tour Brulée.

Les Français n'ont plus que 2500 hommes sur toute l'île Espagnole, hormis ceux qui vont encore en course, et d'ordinaire 600 sont dehors. Tous ces gens sont habitués du nord au Cap occidental, et de la pointe au sud jusques à l'île à Vache, de manière qu'ils ne peuvent se secourir les uns et les autres.

La plus grande population, c'est le Petit Gouave, où il n'y en a pas 500. Il y a quelquefois des navires de guerre à la côte, mais rarement. Ils commencent à planter du sucre et du coton, et à s'établir de plus en plus dans l'île.

Ils conservent la paix par terre, de la peur qu'ils ont des Espagnols. La dernière fois qu'ils les ont attaqués, s'ils eussent été poursuivis de 200 hommes, ils les auraient chassés hors de l'île, mais en les laissant en repos, ils bâtiront des forteresses et deviendront si puissants qu'alors il sera bien difficile de les chasser, d'où suivra la perte des Indes. En cas que, par malheur, ces gens-là se rendent les maîtres de St-Domingue, dans peu de temps, et en moins de 10 ans, il y aura plus de 20 000 hommes sur l'île, car il viendra de France et des Isles du Vent tant de gens qu'ils ruineront leurs voisins et la traite du pays, d'autant que ces gens-là sont fort courageux et inquiets, et prendront les terres de leurs voisins.

Pour donner le remède à tous ces accidents futurs, il faut, qu'ayant rompu la paix avec la France, se joignant avec la Hollande et l'Angleterre, on demande d'abord la restitution de deux navires de guerre et quatre barques longues prises par les Français, puis les attaquer à l'instant par deux ou trois endroits par mer et avec toutes les forces de St-Domingue et Portricq par terre, et poursuivant tout d'un coup l'entreprise, il sera facile de les tuer tous, n'étant pas capables de soutenir l'effort, mais cela se doit faire au plus vite et sans retard.

Si les choses projetées continuent dans leur état, et si les Espagnols trouvent juste d'attaquer les Français, s'ils le peuvent faire avec les forces de St-Domingue, ayant l'argent pour payer les bâtiments et les gens de mer, ils peuvent prendre à leur service des corsaires anglais qui sont hors de l'île de la Jamaïque. Ils peuvent fréter deux navires de 20 pièces de canon et 100 hommes dans chaque, et deux barques avec chacun 50 hommes, en leur payant trois ou quatre mil pièces de huit par mois, avec les garde-côtes du Vent, les barques et les pirogues de Portricq et St-Domingue, qui en peuvent faire de même, mais si on ne le fait dans peu de temps, ils perdront les Indes.

Le capitaine Vanhorn a été à la ville de St-Domingue avec peu de gens et des nègres dans un navire anglais de 46 pièces de canon. De là, il a été au Petit Gouave. Le mois passé, il fut aux cayes du port de la Jamayque, sous prétexte d'aller chercher un corsaire français qui monte un navire du roi de France, lequel est à côté de l'île à Vache, mais au lieu de cela, il est allé sous le vent au Cayement, où il a rencontré deux ou trois corsaires, auxquels il a donné ordre de le suivre, à ce que l'on dit. Et l'on croit qu'ils s'assembleront à l'est de Rottan, à l'embouchure de la baie des Hondours, et quand ils seront joints, ils auront pour chef le sieur Vanhorn, qui a 300 hommes.

Le capitaine Laurens a deux navires, l'un de 25 et l'autre de 30 pièces de canon, et 350 hommes, avec 2 barques. Le capitaine Hiangué a 15 pièces de canon, et 150 hommes. Le capitaine Blot a 15 pièces de canon, et 150 hommes. Un autre nommé Archanbault, qui est le long de la côte de St-Domingue, a 10 pièces de canon et 80 hommes qui se va joindre aux autres, sans compter des petits bâtiments équipés d'Anglais et de Français qui les accompagnent.

Leur dessein, à ce que l'on dit, et assuré, est d'aller prendre les magasins des Hondours, ou bien la hourque, et peut être ils iront à Campesche, mais il est à craindre que ces corsaires s'étant assemblés en l'île de Triste n'aillent attaquer la Nouvelle à Crousse, ou la flotte d'Espagne.