Lettre de M. de Beaujeu au marquis de Seignelay.
À bord du Joly, en rade du Petit Goave, 25 octobre 1684.
Monseigneur,
Sans la maladie de M. de La Salle je ne m'ingérerais pas de vous rendre compte de notre voyage, n'étant chargé que de la navigation, et lui du secret; mais son mal ne lui laissant pas les fonctions de l'esprit et du corps libres, j'ai cru être obligé de vous faire savoir l'état où nous nous trouvons et ce qui se passe.
Étant partis de la Rochelle, comme j'eus l'honneur de vous mander, le 1er août, nous arrivâmes ici le 28e septembre, de sorte que nous avons mis deux mois dans notre traversée, quoique le temps nous ait toujours été favorable. Mais M. de La Salle avait frété de si méchants bâtiments pour porter ses provisions et ses gens, qu'il nous a fallu naviguer avec nos deux basses voiles ferlées et nos deux huniers sur son ton pour les attendre, et mettre deux mois où il n'en fallait qu'un. Une si longue navigation et les chaleurs excessives de la zone torride ont mis les maladies dans notre vaisseau, sur lequel nous étions près de deux cent quarante hommes, y compris trente-six engagés ou passagers, pour lesquels je n'avais point fait provision d'eau, M. de La Salle m'ayant caché leur embarquement jusqu'au jour de notre départ qu'il les amena à bord. Cependant, par le bon ordre qu'on y a donné, on n'en a point manqué; et par les soins et le savoir du sieur Juif, mon chirurgien, il n'est mort que deux hommes : un soldat et un matelot. Encore ç'a été après que le sieur Juif, son frater et le chirurgien de M. de La Salle, ont été malades et hors de service. J'avais dès la Rochelle, averti M. de La Salle que cela arriverait s'il n'envoyait une partie de son monde sur les autres bâtiments et s'il ne débarrassait notre entre-deux-ponts des marchandises qui occupaient les postes des soldats et matelots, qui ont été obligés de passer tout le voyage sur le pont d'en haut, le jour au soleil et la nuit à la pluie. Je l'avais aussi averti que, s'il passait à Saint-Domingue, il n'y trouverait aucuns rafraîchissements. Mais il me répondit que ses ordres lui défendaient de toucher aux Isles du Vent et lui ordonnaient de venir ici. Il en a été de même de tout ce que je lui ai représenté, car il suffisait que je lui disse une chose pour qu'il fît le contraire, et quoique je lui fisse voir démonstrativement qu'il risquait son voyage à faire de certaines choses qu'il voulait faire, cela ne servait de rien, et il me répondait toujours : « J'ai des ordres du Roi pour faire cela et j'en ai qui me défendent ceci. »;
Enfin, Monseigneur, nous sommes arrivés ici presque tous malades, et M. de La Salle est attaqué lui-même d'une fièvre violente que les chirurgiens jugent un mal long et dangereux, non seulement pour le corps, mais aussi pour l'esprit. Quelques jours après la maladie de M. de La Salle, M. Cavelier, son frère et un autre prêtre de Saint-Sulpice, appelé M. d'Esmanville, me vinrent trouver à bord et me proposèrent de me charger de ses affaires. Mais je m'en excusai sur ce que M. de La Salle ne trouverait pas bon ce que j'aurais fait, quand il serait de retour à la santé, lui ayant ouïdire plusieurs fois qu'on ne l'obligeait pas de se mêler de ses affaires, ni même d'en parler. D'ailleurs, je leur représentai que M. de La Salle avait disposé, dès la Rochelle, de la plupart des munitions du Roi, comme de la poudre dont il avait vendu partie, et des munitions de bouche qu'il avait changées pour des marchandises propres pour le pays où il va, et ainsi qu'il n'y avait pas de plaisir de se charger de ses affaires. Mais ces messieurs me pressèrent si fort que, leur en ayant demandé un état ou quelqu'un pour m'en éclaircir, ils ne surent que me répondre, et son frère m'avoua franchement qu'il ne croyait pas que ledit sieur de La Salle tînt état de ses affaires, dont il ôtait le plus qu'il pouvait la connaissance à tout le monde, même à lui qui la lui avait demandée deux ou trois fois sans pouvoir l'obtenir. Ayant connu de là que c'était un homme sans ordre, je ne jugeai pas à propos de m'en charger et je les renvoyai à M. l'intendant, qui est au Port-de-Paix, et que nous attendons de jour à autre. Cependant ces messieurs m'ayant fait connaître qu'il était absolument nécessaire de pourvoir à la subsistance des gens que M. de La Salle a embarqués sur la flûte L'Aimable et sur la Belle, je donnai ordre pour prendre des vivres sur la dite flûte, ayant premièrement réglé les rations de ces gens-là, qui sont des engagés pour la plupart. J'établis aussi pour commis à la distribution de ces vivres un homme de M. de La Salle, le capitaine de la flûte ayant refusé de s'en charger et disant qu'il ne voulait avoir aucune affaire avec lui. J'ai aussi fait construire des fours pour faire du biscuit pour notre traversée d'ici à Mississipy. Car, Monseigneur, les trois mois qu'on m'avait donné à Rochefort pour les cent soldats embarqués sur mon bord sont consommés et au-delà, de sorte qu'il faut qu'ils vivent sur les six qu'on avait donnés à M. de La Salle en farine. Il faut aussi faire du biscuit pour les engagés qui sont sur l'Aimable et sur la Belle, car il n'en avait embarqué que pour deux mois et demi, ne croyant pas mettre davantage à passer de la Rochelle à Mississipi, tellement que je ne crois pas pouvoir partir d'ici pour continuer notre voyage avant le 10 ou le 12 de novembre, qui est justement le temps que le golfe de Mexique est le moins navigable à cause des vents du nord. Mais, Monseigneur, je crois que vous ne trouverez pas mauvais de savoir ce qu'on dit ici de ce voyage.
Un capitaine flibustier, appelé Le Sage, m'a dit qu'étant garçon sur un navire hollandais, ils avaient été au pays où nous allons, cherchant de rivière en rivière le Mississipi, qu'ils avaient trouvé à peu près comme M. de La Salle le dépeint, mais qu'ils n'avaient pu entrer dedans à cause des battures qui sont à l'embouchure. Il dit aussi avoir mouillé dans la baie du Saint-Esprit et qu'il y a quatre brasses d'eau à l'entrée. Un autre, appelé Du Chesne, qui était en course vers ces quartiers, dans un petit bâtiment, il y a environ dix-huit mois, croit avoir vu le Mississipi, cherchant la rivière du bourg de Saint-Louis de Tempico, qu'ils pillèrent. Il dit, aussi bien que plusieurs autres à qui j'ai parlé, que cette côte est fort dangereuse et qu'il y a des bancs dix lieues au large, et M. de La Salle convient qu'il n'y a que deux brasses d'eau à dix lieues de la côte, dont le fond va augmentant d'une brasse par lieue comme à neuf lieues, neuf brasses, à huit, huit, ce qui est aisé à croire, étant un pays plat qui couvre tout lorsque la rivière déborde. Ce même Du Chesne m'a prêté un routier espagnol du golfe du Mexique, écrit à la main, qui dit qu'il n'est pas navigable depuis septembre jusqu'en mars, à cause des nords qui y sont fort fréquents. Il dit aussi qu'il n'y a que deux brasses d'eau à l'entrée de la baie du Saint-Esprit, où nous prétendons aller d'abord. On dit encore ici que les Espagnols ont dans ces mers six vaisseaux, depuis trente jusqu'à soixante pièces de canon, avec des galiotes à rang comme dans la Méditerranée.
Tout cela, Monseigneur, ne me fait point de peur, et, quoi qu'il puisse arriver, je vous porterai des nouvelles du Mississipi, où je périrai à la peine. Il est vrai que, si M. de La Salle meurt, je prendrai d'autres mesures que les siennes, que je n'approuve pas, car je ne puis comprendre comment un homme qui va habiter un pays où il a à craindre les Espagnols et les Indes braves, qui est une nation très belliqueuse, mène, au lieu de soldats, des engagés et des femmes. Cependant, Monseigneur, je ne ferai rien sans le consentement et les avis de MM. de Saint-Laurent, de Bégon et de Cussy, et je me réglerai par leurs conseils.
Après, Monseigneur, vous avoir fait voir le désordre où nous sommes et causé par le temps que nous avons mis à passer de France ici, par les maladies qui se sont mises dans nos équipages, particulièrement par celle de M. de La Salle, qui nous y retient, par nos vivres qui se consomment tous les jours sans pouvoir les remplacer dans cette île, et enfin par les saisons qui nous sont tout à fait contraires, permettez moi de vous représenter que je n'avais pas de tort quand je vous demandais des ordres, car je prévoyais cent difficultés dans une affaire qu'on vous faisait aisée, et qui ne l'est nullement. Il me fâchait, vous étant autant obligé que je le suis et ayant autant d'attache pour vous que j'en ai, de voir, sans pouvoir parler, qu'on se prît si mal à une affaire que je croyais bonne dans le fond et que vous aviez entreprise. Si vous me permettez de dire mon sentiment, M. de La Salle devait se contenter d'avoir découvert sa rivière, sans se charger de conduire trois vaisseaux et des troupes à deux mille lieues au travers de tant de climats différents et par des mers qui lui étaient tout à fait inconnues. Je demeure d'accord qu'il est savant, qu'il a de la lecture et même qu'il a quelque teinture de la navigation, mais il y a tant de différence entre la théorie et la pratique que qui n'aura que celle-là se trompera toujours. Il y a aussi bien de la différence entre conduire des canots sur des lacs et le long d'une rivière, et mener des vaisseaux et des troupes dans des mers si éloignées. Il faut pour cela, non seulement posséder toutes les parties de la navigation, mais encore connaître par expérience la différence des climats, savoir les saisons qui règnent en tous temps aux pays où l'on veut aller, pour parvenir à la connaissance des vents et des courants. Il faut encore, pour la conservation des personnes, connaître les lieux sains et malsains et les maladies épidémiques, la bonté des eaux, en quel temps l'air se corrompt et se remet, les qualités des fruits et des nourritures et mille autres choses qu'on n'apprend point en lisant et qui sont absolument nécessaires pour des entreprises comme celle de M. de La Salle.
Pardonnez-moi, Monseigneur, cette petite digression que j'ai cru nécessaire pour ma justification, car j'ai su qu'on vous avait fait entendre que j'étais un homme plein de difficultés, parce que je prévoyais tout ce qui devait arriver; au lieu que ceux qui faisaient tout aisé ne savent présentement où ils en sont. Il s'est aussi passé plusieurs choses, Monseigneur, dont je ne vous romps pas la tête parce qu'elles n'ont point eu de suites, comme ce que M. de La Salle me fit proposer par M. de Valigny, un de ses capitaines, qui était de lui remettre ses soldats et de m'en retourner en France de Saint-Domingue, n'ayant plus besoin de moi. Je lui fis dire de me donner cela par écrit, mais il n'en voulut rien faire.
Voilà, Monseigneur, le compte que j'ai cru être obligé de vous rendre, M. de La Salle n'étant pas en état de le faire, et sa maladie augmentant tous les jours. Nous attendons tous les jours M. l'intendant et MM. de Saint-Laurens et de Cussy. Cependant je me prépare pour partir aussitôt qu'ils seront arrivés et qu'ils auront résolu comment il faudra faire pour continuer mon voyage et notre entreprise.
Je vous supplie, Monseigneur, de vous souvenir de la prière que je vous ai adressée de France pour une pension, et de considérer que j'abandonne mes affaires domestiques, qui me sont de très grande importance, pour le service et pour vous témoigner mon zèle dans une entreprise pleine de risques et de dangers, mais qui, si j'en viens à bout, comme j'espère, tournera à honneur et gloire pour votre ministère.
Je suis avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant et très fidèle serviteur,
De Beaujeu.
J'oubliais à vous dire, Monseigneur, que M. de La Salle prétend, quand même il ne trouverait pas sa rivière ou qu'il n'y pourrait entrer, que je lui remettrai ses soldats et ses munitions qu'il a à bord, et qu'avec sa flûte et sa frégate La Belle il ira chercher fortune ailleurs. Comme je n'ai point d'ordres sur cela, je suivrai entièrement le conseil de M. Bégon.