Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Les administrateurs des Antilles françaises donnent leur avis sur les flibustiers (1684)

Dans les années 1680, en France, on voyait les flibustiers soit comme l'indispensable (mais turbulent) bras armé de la colonie soit comme une nuisance au prospère commerce avec l'Espagne. Le présent document illustre bien le premier de ces deux courants d'opinion. C'est un mémoire rédigé par les sieurs de Saint-Laurent et Bégon, respectivement lieutenant-gouverneur et intendant des Isles d'Amérique, lors de leur tournée d'inspection de Saint-Domingue, dans le dernier semestre de 1684. Cette pièce doit être mise en relation avec le mémoire du gouverneur de cette colonie concernant les flibustiers, daté lui aussi du mois d'août 1684. Cependant, le secrétaire d'état Seignelay critiquera les conclusions auxquelles arrivent les deux officiers, et Saint-Laurent et Bégon, à leur retour à la Martinique, sans doute à la demande de leur supérieur le comte de Blénac, gouverneur général des Isles d'Amérique, et adversaire déclaré de la flibuste, produiront un autre mémoire beaucoup moins favorable aux flibustiers où ils décriront les abus de leurs armements).

description : mémoire du chevalier de Saint-Laurent (lieutenant au gouvernement général des Isles d'Amérique) et de Michel Bégon (intendant au même gouvernement) au roi de France, Cap Français, 26 août 1684.
source : FR ANOM COL/C9A/1.

Mémoire pour le Roi en réponse au mémoire de Sa Majesté en date du 30 septembre 1683.

Nous avons reçu par la flûte Le Large, arrivée à la Martinique le 16 d'avril, le mémoire de Sa Majesté du 30 septembre de l'année dernière, par lequel il nous est ordonné de partir pour nous rendre ici aussitôt que monsieur le comte de Blénac sera de retour à la Martinique, et n'ayant trouvé aucune commodité pour partir avant la saison des ouragans, nous avons été obligés, pour ne pas différer plus longtemps l'exécution des ordres de Sa Majesté, de fretter exprès un vaisseau marchand de Honfleur, sur lequel nous nous sommes rendus ici le 1er jour de ce mois, et monsieur de Cussy nous y a joints deux jours après. Et comme ce quartier est un des plus importants de l'île, nous avons résolu d'y séjourner jusqu'au commencement du mois prochain afin de le pouvoir parfaitement connaître pour en rendre un compte très exact à Sa Majesté lorsque nous aurons achevé la visite de chacun des principaux quartiers de cette île, en chacun desquels nous ferons un mois de séjour.

Nous espérons qu'il sera facile d'établir en cette île la religion, la police et la justice, et que cette colonie sera dans peu de temps plus florissante qu'aucune de celles qui sont établies dans les Isles du Vent, mais nous supplions Sa Majesté d'avoir agréable que nous différions de lui parler de cette affaire jusques à ce que nous ayons visité tous les quartiers parce qu'en ce temps-là nous serons mieux informés de toutes choses que nous le sommes à présent.

Quoique nous ayons appris que, depuis la date du mémoire de Sa Majesté, la guerre a été déclarée, néanmoins comme nous n'avons reçu aucuns ordres postérieurs, nous avons prié monsieur de Cussy d'écrire au gouverneur de la partie espagnole de cette île pour savoir de lui s'il a des pouvoirs nécessaires pour procéder à la reconnaissance des limites des habitations qui appartiennent aux deux nations, et comme il ne s'est encore fait de part ni d'autre aucun acte d'hostilité par terre, nous espérons qu'il recevra agréablement cette lettre et nous ferons savoir à Sa Majesté la réponse qu'il aura faite.

Nous nous sommes particulièrement appliqués depuis notre arrivée en cette île à examiner la proposition qui a été faite à Sa Majesté de faire passer à l'embouchure de Rio Bravo, dans la Nouvelle-Biscaye, une partie de ceux de la colonie de St-Domingue qui ne possèdent point de terre, et qui ne sont attachés à cette colonie que par les mauvaises actions qu'ils ont faites en France, ou par le libertinage ou la chasse. Sur quoi nous devons remontrer à Sa Majesté que, sans nous être ouvert à personne sur le secret qu'Elle a fait l'honneur de nous confier, nous avons conféré avec plusieurs habitants, qui ont les premiers commencé cette colonie, et qui la connaissent très parfaitement, qui nous ont dit qu'elle s'est formée depuis vingt ans par le moyen des boucaniers et des flibustiers, lesquels peu après se sont réduits à cultiver la terre et à bâtir des maisons et des bourgs, ce qui leur a fait abandonner la chasse et la flibuste, qui sont des professions dures et hasardeuses, dont la plupart se retirent aussitôt qu'ils sont en état de commencer un petit établissement. Les boucaniers ont presque tous abandonné cette profession, et on nous a assuré qu'il n'en reste pas trente dans toute l'île, lesquels peu à peu se feront habitants comme les autres. Mais les flibustiers sont plus forts et plus puissants que jamais. Ils ont à la mer 14 vaisseaux et trois barques longues depuis 4 jusques à 54 pièces de canons, et sont environ deux mille qui ne se peuvent transporter dans une colonie éloignée sans ruiner celle-ci, avec laquelle ils ont des liaisons indissolubles, ces gens-là n'étant pas tels qu'ils ont été représentés à Sa Majesté, mais ayant la plupart des habitations sur lesquelles ils laissent leurs associés, sinon ils sont liés d'intérêt avec les habitants qui leur fournissent et avancent tout ce qui leur est nécessaire pour leurs armements, sans lesquels ceux qui cultivent les terres ne seraient pas en sûreté; car, les Espagnols entretenant ici plusieurs frégates et plusieurs demi-galères, qui font des courses continuelles sur les Français, il serait impossible aux habitants de leur résister s'il n'y avait des vaisseaux à la mer pour les garantir des insultes qui leur seraient faites, et c'est ce qui les porte à aider les flibustiers de tout leur pouvoir, parce que c'est eux qui les garantissent du pillage et qui tiennent tellement les Espagnols en bride qu'ils sont obligés de se tenir sur la défensive; mais, s'ils étaient délivrés une fois des flibustiers, ils seraient en état de chasser tous les Français qui se sont établis à la côte et pourraient ensuite remonter jusqu'aux Isles du Vent, connaissant le tort que les Français leur font.

Cependant, si Sa Majesté a résolu de faire un établissement à la Nouvelle-Biscaye, les flibustiers sont capables de se rendre maîtres du pays, et Sa Majesté ne peut confier cette entreprise à des gens plus propres à faire une conquête de cette nature, mais il ne faut pas compter sur eux pour former une nouvelle colonie, ne pouvant faire d'établissement ailleurs qu'à St-Domingue, parce qu'il n'y en a pas un qui n'ait des associés, ou des créanciers, qui l'obligent d'y revenir. Mais pour faire réussir cette entreprise, il serait nécessaire d'envoyer de France quatre ou cinq cents bons soldats, des ouvriers, des paysans et des femmes, qui pourraient aisément subsister dans le pays sans que Sa Majesté fût chargée de faire aucune dépense pour les entretenir. Il faudrait seulement établir un commerce régulier entre eux et tous les autres pays qui sont sous la domination du Roi, de chacun desquels il viendrait de temps en temps de nouveaux habitants qui formeraient peu après cette nouvelle colonie, dont Sa Majesté tirerait dans la suite des avantages très considérables et engagerait le roi d'Espagne dans des dépenses qui consommeraient la plus grande partie du revenu du Mexique.

Nous nous sommes exactement informés s'il est vrai que les flibustiers aient armé sans commission et qu'ils aient pris des vaisseaux français. Et nous avons trouvé que les gouverneurs et commandants de la côte ont toujours pris des prétextes pour leur donner des commissions, sous la foi desquels ils sont entrés et sortis dans les ports, et s'il a été pris des vaisseaux français par des forbans, ce ne sont point les flibustiers qui les ont pris, faisant profession ouverte de ne faire la guerre qu'aux ennemis de Sa Majesté, au nombre desquels ils mettent toujours les Espagnols, quoiqu'on soit en paix avec eux, parce que, nonobstant la paix, les Espagnols font une guerre ouverte et cruelle aux Français, auxquels ils ne font aucun quartier, faisant couler bas les vaisseaux et les équipages qu'ils prennent.

C'est pourquoi, si Sa Majesté désire faire désarmer les flibustiers, il est nécessaire pour la conservation de cette colonie de faire cesser les actes d'hostilités de la part des Espagnols, sans quoi il serait impossible de leur résister. Mais si Sa Majesté avait agréable de chasser entièrement les Espagnols de cette île, tous les habitants de ce quartier, qui prétendent connaître leurs faiblesses, nous ont assuré qu'il leur serait facile, avec le secours des flibustiers, de se rendre maîtres de la ville de St-Domingue, qui est le seul lieu qui se puisse défendre. Nous examinerons à fond cette proposition, dont nous rendrons un compte plus exact à Sa Majesté lorsque nous aurons achevé la visite de l'île.

Dans la visite que nous avons faite de ce quartier, qui est un des plus considérables de l'île, tant par la beauté de sa situation que par la commodité de son port, nous avons trouvé que les habitants n'ont presque point de femmes, et comme Sa Majesté a eu la bonté d'en envoyer dans les Isles du Vent, où il y en a trop à présent, Elle ferait un grand bien à cette colonie si Elle avait la charité d'y en envoyer deux cents, qui seraient incomparablement mieux mariées et mieux établies que dans les Isles du Vent, où elles sont misérables en comparaison de ce qu'elles seraient ici, où l'air et les vivres sont excellents, et en cas que Sa Majesté prenne la résolution d'en envoyer, Elle est suppliée de n'envoyer que des filles élevées dans les hôpitaux, parce que les autres font plus souvent de mal que de bien.

Nous avons aussi reconnu que les habitants manquent de nègres, quoiqu'ils soient en état d'en acheter et de les bien payer. Il serait à souhaiter que la Compagnie d'Affrique y en envoyât l'année prochaine quatre ou cinq cents qui seraient bien vendus.

Fait au Cap, à la bande du nord de la côte de St-Domingue, le 26 août 1684.

Le chevalier de St-Laurens.
Bégon.