Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Détail des forces des flibustiers de Saint-Domingue (1684)

En avril 1684, le sieur de Cussy, en provenance de France, débarque à Saint-Domingue, dont il a obtenu le gouvernement à la fin de l'année précédente. L'une des instructions qu'il tient du secrétaire d'état Seignelay le commande de dresser le détail des forces des flibustiers de la colonie, ce qui donna l'intéressant mémoire qui est reproduit ici in extenso. Ce mémoire fut rédigé au début de l'inspection de la colonie que firent le lieutenant-gouverneur et l'intendant des Isles d'Amérique, et il complète celui que ces deux officiers rédigèrent vers le même temps touchant la possibilité d'utiliser une partie des flbustiers pour faire la conquête d'une riche province minière du Mexique. Les flibustiers de Saint-Domingue, qui ont réussi l'année précédente l'exploit de s'emparer du riche port mexicain de Veracruz, sont alors à l'apogée de leur puissance. En campagne, ils sont capables de réunir 2000 hommes et ils possèdent une vingtaine de bâtiments, dont trois sont des vaisseaux de fort tonnage, soit ceux montés par le sieur de Grammont, Laurens De Graffe et Michel Andresson. Et cette force exclut les équipages en majorité anglais et sous commandement de capitaines de cette nation auxquels Cussy refuse officiellement de donner des commissions pour participer aux entreprises françaises comme l'avaient fait ses prédécesseurs, ce qu'il le mentionne d'ailleurs ici. Cependant, comme chez sa voisine anglaise de la Jamaïque quinze ans plus tôt, la flibuste sera bientôt prohibée à Saint-Domingue, compte tenu de la paix conclue avec l'Espagne justement le même mois où Cussy rédige le présent mémoire, puisqu'ils nuisent au commerce. À ce sujet, voir les lettres que lui adressa, en 1685, le secrétaire d'État à la Marine, l'une d'avril et l'autre de mai).

description : mémoire de Pierre-Paul Tarin, sieur de Cussy (gouverneur de la Tortue et côte de Saint-Domingue) concernant les flibustiers, adressé à Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay (secrétaire d'État), 24 août 1684.
source : FR ANOM COL/C9A/1.
contribution : Dominika Haraneder (2000).

Mémoire concernant les flibustiers.

Je trouvai au Petit Gouave le sieur de Granmont, avec le navire du sieur Van Horn, et deux autres flibustiers prêts à sortir de carène. Je m'informai où étaient les autres, la quantité de navires qu'ils avaient et leurs forces, et j'appris que les capitaines Laurens, Michel et Janquay étant à croiser devant Cartagène au mois de décembre dernier, le gouverneur de Cartagène en étant averti équipa en diligence deux frégates, l'une de 48 canons et 300 hommes et l'autre de 40 et 250, et un bateau de 12 pierriers et six canons, avec ordre de lui amener lesdits capitaines et équipages morts ou vifs, et les ayant trouvés avec leurs navires, dont le plus fort était de 30 canons et 200 hommes, le second de 26 et 180 et le troisième de 24 et 150, ils furent surpris, ne les croyant pas de cette force, mais ne pouvant s'en dédire, les nôtres étant au vent à eux, les abordèrent, et après un combat d'une heure et demie, les enlevèrent, ayant tué la plus grande partie des Espagnols et n'ayant perdu dans les trois navires que 34 hommes, tant morts que blessés. Après cette exécution, ils mirent à terre les Espagnols, n'en ayant retenu que trois ou quatre.

J'appris aussi qu'il était parti, il y avait environ trois mois, quatre petits bâtiments dans le dessein de faire descente au golfe de Paria, commandés par le sieur de Bernanos, qui a 8 canons et 80 hommes et les autres de six et de quatre, dont la liste sera ci-après avec les noms de tous les capitaines flibustiers, de leurs bâtiments et de leurs forces, que le capitaine Le Sage, avec un navire de 30 canons, était à croiser à la côte de Quaraques, et deux autres petits, dont l'on avait point de nouvelles.

Je laissai les choses en cet état et remontai à la bande du nord, où ayant demeuré jusques au premier de juillet que je partis pour retourner au Petit Gouave, où je trouvai le sieur de Granmont et les autres navires flibustiers qui me demandèrent avec instance des commissions pour courir sur les Espagnols, ennemis déclarés de Sa Majesté, qu'ils étaient 300 qui avaient dépensé ce qu'ils avaient et qui ne trouvaient plus de quoi subsister. Je fus longtemps à me déterminer là-dessus, n'ayant point eu d'ordre de Votre Grandeur pour cela, mais seulement de rappeler tous les flibustiers pour le mois de novembre prochain, et comme je ne les pouvais assembler sans envoyer une personne qui eût du crédit et de l'autorité parmi eux, joint à ce que monsieur de Franquesnay les avait déclarés forbans, ce qui les avait épouvantés, je crus ne pouvoir me dispenser, pour exécuter ponctuellement vos ordres, de donner au sieur de Granmont une commission pour commander lesdits flibustiers et les engager insensiblement en leur donnant des commissions et des assurances qu'il ne leur serait fait aucun tort, si ils se rangeaient à leur devoir et se rendaient à cette Côte dans le temps prescrit. C'est le seul et unique moyen que que j'ai pu trouver pour le temps présent, ayant été informé qu'ils ne voulaient plus revenir. C'est de cette manière, Monseigneur, que la chose s'est passée, n'ayant en vue que de conserver par ce moyen près de deux mille sujets qui peuvent être de grande utilité en cas que Sa Majesté soit dans le dessein de faire quelques entreprises dans l'Amérique.

Dans ce même temps, j'eus avis que le capitaine Laurens était venu à la Grande Anse avec une prise, où il avait mouillé pour prendre langue, mais ayant appris que Sa Majesté m'avait honoré du gouvernement de cette Côte, il vint avec sa prise au Petit Gouave, dans laquelle étaient les paquets adressés à Sa Majesté Catholique avec un livre relié où il y a plusieurs lettres et une carte nouvelle de Rio de la Platte et du Pérou, que j'envoie à Votre Grandeur par la Favorite. Cette prise a été faite le 18 avril dernier, et était envoyée en Espagne pour avis, et à la hauteur de l'île de Pin. Ce vaisseau donna chasse au capitaine Laurens dans le dessein de le prendre comme il avait fait un Anglais le jour avant, mais il fut lui-même pris, et ledit Laurens rendit à l'Anglais son vaisseau et marchandises, les 24 heures n'étant pas encore expirées. Peu de temps après, étant tombé malade, il s'en vint au Petit Gouave, ayant laissé à son maître le commandement de son navire avec ordre de s'en aller garder devant La Havane avec son associé capitaine Michel, lesquels continuant leur route vers La Havane firent rencontre de deux frégates hollandaises qui étaient sorties de La Havane pour aller à Cartagène, lesquelles ne se trouvant pas assez fortes pour résister aux nôtres et n'étant pas assez bonnes voilières pour les éviter, déclarèrent l'argent qu'ils avaient aux Espagnols, dont les nôtres se saisirent avec deux Espagnols, dont il y en avait un qui allait en Espagne demander la vice-royauté de Lime et l'autre était le grand vicaire de La Havane, puis après ils rendirent aux Hollandais leurs vaisseaux, et généralement tout ce qui leur appartenait sans leur faire aucun tort.

Votre Grandeur sera aussi informée qu'il y a plusieurs Anglais qui sont venus à cette côte demander des commissions sur l'avis qu'ils ont eu que nous faisions des armements. Il en vint un au Petit Gouave le 7 du mois passé, qui avait 48 canons et 170 hommes, lequel s'offrait, si l'on lui voulait donner commission, de laisser des effets pour assurance de son retour dans ledit lieu, mais je l'obligeai à lever l'ancre aussitôt. Il en est venu deux au Port Paix demander la même chose, que j'ai congédiés de même manière.

J'ai eu avis, il y a environ un mois, par trois Français qui avaient passé à la Jamaïque que les Anglais, au nombre de cinq cents, sont partis pour aller faire descente aux environ de Panuco et Rio Bravo. L'on ne sait point encore si ils ont réussi. C'est, Monseigneur, tout ce qui s'est passé de plus considérable qui soit venu à ma connaissance.


Liste du nombre des flibustiers et de leurs vaisseaux.

Le sieur de Granmont, commandant Le Hardi 52 canons et 300 hommes.
Le capitaine Laurens Graef, Danois, commandant Le Neptune 54 210 hommes.
Le capitaine Michel, La Mutine 44 200 hommes.
Le capitaine Janquai, Hollandais, La Dauphine 30 180 hommes.
Le capitaine Le Sage, Le Tigre 30 130 hommes.
Le capitaine Pednau, Le Chasseur 20 120 hommes.
Le sieur du Mesnil, La Trompeuse 14 100 hommes.
Le capitaine Tocard, L'Hirondelle 18 110 hommes.
Le capitaine Bréa, La Fortune 14 100 hommes.
La prise du capitaine Laurens 18 80 hommes.
Le sieur de Bernanos, La Schitie 8 60 hommes.
Le capitaine Cachemarée, Le St-Joseph 6 70 hommes.
Le capitaine Blot, La Cagone 8 90 hommes.
Le capitaine Vigneron, la barque La Louise 4 30 hommes.
Le capitaine Petit, le bateau Le Rusé 4 40 hommes.
Le capitaine Lagarde, La Subtile 2 30 hommes.
Le capitaine Verpre, Le Postillon 2 25 hommes.
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C'est, Monseigneur, tout ce qu'il y a de flibustiers sans exception, dont il y en a plus de la moitié qui sont habitants. La plus grande partie ayant fait quelque profit achètent des habitations, sur lesquelles ils se retirent et vivent doucement. Ainsi, le nombre des habitants s'augmente sans diminuer celui des flibustiers parce qu'ils vont alternativement en course, laissant le soin de leurs habitations à leurs associés.

Le sieur Van Horn, au retour de la ville de St-Domingue, où l'on lui avait confisqué les nègres qu'il avait portés à terre, en vendit au Petit Gouave 135 et a rapportés de la Vera Cruce dans son vaisseau environ 200 tant nègres, mulâtres et indiens que petits enfants, dont il en avait 20 audit sieur Van Horn et le reste à l'équipage, qui ont tous été vendus aux habitants du Cul-de-Saq.