Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Flibuste et liberté des mers (1669)

En 1668, Jean, comte d'Estrées, ancien officier supérieur de l'armée française passé dans la marine royale avec le grade de lieutenant-général des armées navales, reçoit du roi Louis XIV le commmandement d'une escadre pour croiser dans la mer des Antilles. Au début de sa croisière, il révoque les commissions de certains capitaines flibustiers qu'il rencontre en mer. Ces autorisations pour piller en mer les Espagnols (dont celle donnée au capitaine Trébutor en est un exemple) ont été délivrées par Bertrand Ogeron, le gouverneur de l'île de la Tortue. La brève guerre dite «de Dévolution» qui opposa la France et l'Espagne en 1667 et 1668 est terminée, et d'Estrées se croit autorisé à agir ainsi. Cependant, comme le remarque le roi lui-même, dans la lettre reproduite ci-dessous, les Espagnols refusent toujours aux Français la liberté de navigation et de commerce dans leurs possessions américaines. En temps de paix, le sort des flibustiers est en effet lié à cette question commerciale. Moins d'un an plus tard, le roi changera pourtant d'avis et demandera au gouverneur Ogeron de révoquer toutes les commissions et de ne plus en délivrer.

R. Laprise.

description : copie d'une lettre du roi Louis XIV au comte d'Estrées (lieutenant-général des armées navales), St-Germain-en-Laye, 13 juin 1669.
source : FR ANOM COL/B/1,fol. 154-155.

Lettre du Roi à M. le comte d'Estrée, lieutenant général dans les armées navales de Sa Majesté en réponse de celle qu'il lui avait écrite, 13 juin 1669.

Monsieur le comte d'Estrée,

J'ai été bien aise d'apprendre par votre lettre la diversité des temps que vous avez eus dans votre route et votre heureuse arrivée avec tous mes Vaisseaux dans les Isles de l'Amérique. Et comme le retardement que les Anglais de la Barbade continuent d'apporter à recevoir la partie de St-Cristophle qui leur doit être restituée par le traité de Bréda pourrait être causé par l'envie de vous voir éloigné lorsque cette restitution se fera, je désire que vous ne retourniez point de deçà qu'elle ne soit faite. Pour cet effet, je donne ordre au sieur Colbert du Terron de vous envoyer pour six mois de vivres afin que vous puissiez demeurer pendant ce temps-là dans les mers de l'Amérique. C'est pourquoi je désire qu'aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, vous établissiez avec le sieur de Baas des moyens sûrs de vous donner de ses nouvelles aussitôt que les Anglais se résoudront de reprendre la partie de l'île de St-Cristophle qui leur appartient afin que vous puissiez vous y rendre dans le même temps ou incontinent après, et cependant que vous exécutiez le contenu en votre instruction pour la visite du golfe du Mexique et pour la reconnaissance de toutes les terres, îles, ports et rades de cette mer.

Je désire surtout que vous empêchiez par toutes sortes de voies qu'aucun vaisseau étranger n'aborde les Isles pour y faire aucun commerce, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Ne manquez pas de relire souvent les instructions que je vous ai données avant votre départ et d'exécuter tous les points y contenus avec toute l'exactitude et la ponctualité que vous devez. Je serai bien aise de voir par vos lettres les commencements des observations que vous aurez faites.

Je ne désapprouve pas que vous ayez fait défense aux corsaires français qui ont armé par les ordres du sieur d'Ogeron, gouverneur de la Tortue, de continuer leurs cours. Mais il serait bon que vous confériez avec le sieur d'Ogeron sur ce point et que vous examiniez ensemble s'il est bon de continuer à donner ces permissions ou de les révoquer entièrement. Sur quoi, vous devez observer que les Espagnols n'exécutant pas l'article des traités qui donnent la liberté entière de commerce à mes sujets dans tous les pays de leur obéissance, à l'égard de ceux qu'ils possèdent hors de l'Europe, ne souffrant point qu'aucun de mes sujets aborde dans aucun de leurs ports, je ne suis pas obligé aussi de ma part à exécuter la paix établie par lesdits traités dans l'étendu desdits pays, en sorte qu'il faut seulement que vous examiniez s'il convient, au bien de mon Service et à l'avantage de mes sujets qui y sont établis, de permettre aux boucaniers et aux flibustiers de leur faire la guerre. Sur quoi je désire que vous écriviez vos sentiments et ceux dudit d'Ogeron.

Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le comte d'Estrée, en sa sainte Garde.

Écrit à St-Germain en Laye, le 13 juin 1669.