Le Diable Volant

Les Archives de la flibuste

Passage du lieutenant-général des Antilles françaises à Saint-Domingue (1673)

En 1673, dans le cadre de la guerre contre les Provinces-Unies des Pays-Bas, le lieutenant-général des Isles d'Amérique, le sieur de Baas, monte une expédition pour faire la conquête de l'île néerlandaise de Curaçao, où il échoue. Une partie de cet échec fut sans doute due à la perte du vaisseau du roi L'Écueil, l'un des deux navires de guerre qu'il avait envoyé à Saint-Domingue au gouverneur Ogeron pour embarquer le contingeant de cette colonie. à bord de de la Légère, l'autre vaisseau du roi, s'était embarqué à Saint-Domingue l'un des chef flibustiers les plus fameux, François Trébutor, qui servit de pilote à la flotte de Baas. Dans le document reproduit ici, le général Baas n'a que des bons mots pour Trébutor, ce qui constrate un peu avec les premières impressions qu'il avait eues touchant ce capitaine. À ce sujet, voir les lettres précédentes de Baas, de décembre 1669 et de novembre 1671.

R. Laprise.

description : copie d'une lettre de Jean-Charles de Baas (lieutenant-général des Isles d'Amérique) au ministre Jean-Baptiste Colbert, du Petit-Goâve et de la Tortue, 28 mars et 16 avril 1673.
source : FR ANOM COL/C8A/1/fol. 224-233.
contribution : Dominika Haraneder (2000).

Monseigneur,

En continuant la lettre que M. de Gémosat vous a rendue, vous apprendrez, s'il vous plaît, par celle-ci, que n'ayant eu aucune nouvelle de M. Ogeron durant que j'étais à Corassol, je pensai avec raison que le navire L'Écueil pourrait être tombé en quelque fâcheux accident et que, s'il était perdu, je devais avant mon retour passer à la côte de St-Domingo pour visiter cette colonie et y établir un commandant qui en prenne soin jusqu'à ce que Sa Majesté y ait envoyé un gouverneur, tellement qu'en mettant à la voile, je renvoyai aux Isles françaises les habitants que j'avais fait embarquer avec l'escorte du navire du roi La Fée, et j'ai gardé avec moi la Légère, qui devait ramener les cent flibustiers à St-Domingo, et la petite Sibylle, qui coule bas d'eau et qu'il faudra faire caréner au Petit Gouave de toute nécessité. Présentement, Monseigneur, le navire Le Belliqueux est au cap Tiberon, tombé en calme, qui me donne loisir d'écrire, car autrement je suis si malade à la mer qu'il me faut toujours tenir couché. Lors donc qu'il sera arrivé au Petit Gouave, qui est le plus petit quartier français et où M. Ogeron fait sa résidence ordinaire, je saurai, je saurai, si je puis, qu'elle a été sa destinée, et si je n'en apprends rien, je repasserai à la Tortue, où je ferai ce que je viens de vous dire; après quoi je continuerai ma route vers St-Cristophle.

Cependant, Monseigneur, je vous informerai, s'il vous plaît, d'une petite aventure que Dieu m'a envoyée assez à propos. Elle est telle qu'en poursuivant ma route pour aller de Corossol au Petit Gouave avec les trois vaisseaux du roi et en m'approchant du cap Tiberon, dont la largeur est de six lieues, le marquis de Maintenon, qui commande la Sibylle, découvrit six ou sept bâtiments au fond d'une anse qu'on appelle « des Irois ». Après avoir fait son signal, nous forçâmes de voiles pour le joindre, mais dans ce moment nous vîmes un bâtiment seul qui, déferlant ses huniers, se mit à la voile. Il ne nous fut pas difficile de juger que c'était un capre hollandais ou quelque forban qui gardait les prises. Cela m'obligea d'envoyer une chaloupe au sieur de Maintenon avec un ordre de s'en aller droit aux bâtiments qui étaient immobiles et de les garder, et je fis signe au sieur du Boineau de suivre le Belliqueux pour aller à la poursuite du corsaire, mais le vent, qui le voulut sauver, nous manqua à tous et nous fit tomber dans un calme si long qu'il lui donna moyen d'échapper de nos mains, et ce bonheur lui arriva par le moyen de ses rames, dont il se servit durant le calme, qui lui fit éloigner le péril. Lorsque la nuit revint, il se trouva si loin que nous perdîmes l'envie de le poursuivre. Ce bâtiment ennemi nous parut bon voilier, bien garni de monde et en état de faire du mal : si nous eussions pu en délivrer la côte, c'eut été un grand bien.

Cependant M. de Maintenon ayant eu loisir de visiter les prises qu'avait fait le corsaire y trouva un petit navire du port de 40 tonneaux, deux caïches de vingt tonneaux chacune et une barque, le tout appartenant aux Anglais de la Jamaïque, chargés de bois de campêche, qu'on dit être une très bonne marchandise, de laquelle je me suis saisi, et après en avoir fait la visite, je vous l'adresse, Monseigneur, s'il vous plaît, afin que, par vos ordres, on les vendent et que, du provenu, on rembourse la Compagnie, à la décharge du Roi, des avances qu'elle a faites pour l'inutile voyage que je viens de faire à Corrassol.

(...)

Ce jourd'hui, 28e de mars, je suis arrivé au Petit Gouave, et demain je ferai travailler à faire décharger la plus grande partie du bois de campêche qui est dans les petits bâtiments pour le faire charger dans la galiote. Il y en a 152 200 livres qui, au compte que m'ont fait les habitants de ce pays, vaut de France 30£ le cent. Ainsi, il en reviendra pour le Roi 45 600 livres, sur quoi il n'y aura que le fret du vaisseau à payer, à raison d'un sol par livre. J'adresse le tout à M. du Terron à La Rochelle, qui sans doute en fera prendre soin jusqu'à ce qu'il ait reçu vos ordres. Il reste encore quatre petits bâtiments, desquels j'ai donné une barque au capitaine Trébutor qui nous a sûrement conduit jusqu'ici et le fera jusqu’au débouquement par les Cayques. Les trois autres seront conduits, s'il se peut, aux îles du Vent pour y être vendues et, de ce provenu, payer le fret des navires et des barques des particuliers qui ont fait le voyage de Corassol. Je ne sais à quoi cela pourra aller. En tout cas, je ferai en sorte, si je puis, que les particuliers n'en demanderont rien à Sa Majesté afin qu'elle ne soit pas obligée de payer la dépense causée par un mauvais succès.

Je suis parti du Petit Gouave le 4e de ce mois, et je suis arrivé à la Tortue le 15e au matin, les vent contraires m'ayant fait employer onze jours à faire 30 lieues, mais au Petit Gouave, ni à Léogane, ni à la Tortue, je n'ai eu aucune nouvelle de M. Ogeron ni du navire L'Écueil, ce qui me donne sujet de croire que tout a péri par le feu, car le plus grand naufrage du monde n'aurait pas englouti tous les habitants: il s'en serait sauvé quelqu'un et revenu depuis le temps en cette île ou aux autres quartiers du gouvernement pour en dire des nouvelles.

Sur le sujet de ce gouvernement, je vous dirai, Monseigneur, qu'il n'y a rien au monde si mal établi. La plus grande partie des habitants ne vivent que de leur chasse et ceux qui ont des habitations ne prennent nul soin de les cultiver, au moins la terre ne paraît pas être défrichée, ce qui fait qu'ils vivent misérablement et plus durement qu'en aucun endroit de tout le golfe de Mexique, tellement que la face de ce pays paraissant ainsi misérable, je n'ai trouvé de tous les honnêtes gens des Isles qui s'étaient embarqués avec moi qu'aucun en ait voulu accepter le commandement que le sieur de Laperière, qui s'est fait connaître à vous, Monseigneur, en vous ayant demandé autrefois la lieutenance de roi à St-Cristophle. Je l'ai donc établi commandant à la Tortue et côte de St-Domingo sous le bon plaisir de Sa Majesté, et jusqu’à ce qu'elle y ait envoyé un gouverneur ou que M. Ogeron soit revenu, ce que je vous ferai savoir aussitôt que j'en aurai des nouvelles. Cependant, j'ai établi un procureur pour prendre soin des affaires et j'ai chargé le commandant de lui faire une prompte justice lorsqu'il le demandera.

Je suis, avec un profond respect,

Monseigneur,

Votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

De Baas.

À bord du navire du roi Le Belliqueux, à la rade de l'île de la Tortue, ce 16e avril 1673.