En guise d'introduction
Longtemps avant l'arrivée des Européens en Amérique, une forme de piraterie existait dans la mer des Antilles. Les Caraïbes, ces farouches guerriers qui occupèrent progressivement les petites îles de la partie orientale de cette mer, à laquelle ils donnèrent aussi leur nom, se lançaient alors à bord de leurs grandes pirogues pour aller piller leurs voisins, les Arawaks, habitants plus pacifiques des Grandes et des Petites Antilles. Avec la conquête de l'Amérique par les Espagnols, cette piraterie primitive, qui consistait surtout pour ceux qui la pratiquaient à s'approvisionner en esclaves, se trouva éclipsée par une autre, beaucoup mieux organisée et dont les objectifs en différaient largement. Les Français d'abord, puis les Anglais et enfin les Néerlandais, tous exclus de l'exploitation des richesses du Nouveau Monde par l'Espagne, entreprirent de tirer profit de celles-ci par la force. Cette piraterie, tantôt cautionnée tantôt tolérée par les princes rivaux du roi d'Espagne, souvent aussi associée à la contrebande, fit son apparition dans la mer des Antilles environ une trentaine d'années après le premier voyage de Christophe Colomb. Mais, pendant un siècle, cette piraterie demeura européenne, européenne dans la mesure où ces aventuriers qui mettaient à mal la navigation et les colonies espagnoles en Amérique devaient retourner dans les ports de France, d'Angleterre et des Pays-Bas pour liquider leurs prises et réarmer leurs navires. Elle commença à devenir américaine au moment où des colonies françaises, anglaises et néerlandaises se formèrent dans les Petites Antilles, là même où vivaient les farouches indiens caraïbes, que ces nouveaux arrivants finirent d'ailleurs par supplanter.
De ces colonies des Petites Antilles, les aventuriers essaimèrent sur les côtes de la partie occidentale de l'île Hispaniola, dite aussi Saint-Domingue, partie abandonnée dans les premières années du XVIIe siècle par les Espagnols justement pour tenter de mettre fin à la contrebande entre les populations locales et les marins étrangers. Là, certains d'entre eux se mirent à chasser le bétail sauvage, le porc pour sa viande et le boeuf pour son cuir de grande valeur, dont ils ravaitaillaient les navires corsaires ou contrebandiers venant faire escale à Saint-Domingue. Ces hommes devinrent les « boucaniers », lesquels furent à l'origine de la colonie française de Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti). Celle-ci commença bien modestement avec l'établissement de la petite île de la Tortue, à l'extrémité nord-ouest de l'île Hispaniola. La Tortue servit ainsi de port de relâche à ceux des aventuriers français qui continuaient à courir les mers. Ceux-là prirent le nom de « flibustiers », déformation d'un mot signifiant littéralement « libres faiseurs de butin » ou plus crûment « pillards », nom que leur donnèrent dans les années 1630 les corsaires néerlandais (« vrijbuiter ») et les contrebandiers anglais (« freebooter »), que ces aventuriers français côtoyaient alors dans leurs courses aux îles de l'Amérique.
La présente section du Diable Volant est consacrée à l'histoire de ces hommes, les flibustiers, ces corsaires et pirates de l'Amérique du XVIIe siècle. Cette histoire sera centrée sur la période qui va de la signature des traités de Westphalie (1648) qui mit fin à la guerre de Trente ans jusqu'à la veille de la guerre de la ligue d'Augsbourg (1688), avec laquelle commença un conflit presque centenaire entre la France et l'Angleterre. Cet âge d'or de la piraterie dans la mer des Antilles est caractérisé par des attaques tant par mer que par terre contre les navires et les possessions espagnoles en Amérique par des bandes plus ou moins nombreuses d'aventuriers de toutes nations, à partir des colonies naissantes de la France et de l'Angleterre dans les Grandes et Petites Antilles, surtout l'île de Saint-Domingue, dont la partie occidentale fut occupée progessivement par les Français, et celle de la Jamaïque, qui fut conquise sur les Espagnols par les Anglais.
Cette histoire générale de la flibuste (1648-1688) est précédée d'un groupe de six textes qui retracent les origines de cette piraterie américaine qui s'exerça surtout aux dépens des Espagnols:
- La conquête d'un Nouveau Monde (1492-1523) : La découverte, la conquête et la colonisation de l'Amérique centrale et méridionale par les Espagnols. Première capture d'un vaisseau américain par des corsaires français.
- En course aux îles du Pérou (1524-1559) : Les exploits des premiers aventuriers qui arment des ports de France pour faire la guerre aux Espagnols en Amérique, notamment aux Antilles.
- Au bout de la pique (1560-1585) : Les premiers essais de colonisation en Amérique par les Français à la périphérie de l'empire espagnol des Indes. La traite des esclaves. Contrebande française sur les cuirs et pirateries des Anglais.
- Les chiens de mer de la reine Elizabeth (1586-1604) : Les exploits des corsaires anglais contre les colonies espagnoles en Amérique. L'Espagne fait la paix en Europe avec la France puis l'Angleterre.
- Toujours pas de paix au-delà de la Ligne (1605-1625) : La dépopulation de la partie occidentale de l'île Hispaniola, et autres actions espagnoles pour contrer la piraterie et la contrebande étrangères. Reprise de la course française par droit de représailles. Corsaires normands dans les Petites Antilles, contrebandiers anglais en Guyanne et saliniers néerlandais au Venezuela.
- Pirates, rebelles et hérétiques (1625-1648) : Les armements des Provinces Unies des Pays-Bas (notamment de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales) contre les flottes aux trésors espagnoles dans la mer des Antilles et le golfe du Mexique. Les exploits de Piet Heyn et de Cornelis Jol.
Ces six textes, regroupés sous le titre « Aux origines de la flibuste », servent en quelque sorte de mise en contexte au contenu principal de la présente partie: l'histoire des flibustiers durant la seconde moitié du XVIIe siècle, proposée elle aussi sous forme chronologique. Celle-ci est composée d'une douzaine de textes, dont voici les résumés.
années 1625-1640 : Sans colonie non-espagnole en Amérique, les flibustiers n'auraient pas existés, ou du moins ils n'auraient jamais pu être vraiment « américains ». Ce retour en arrière, rendu nécessaire par la relation précédente des exploits des Néerlandais contre les Espagnols qui coïncide avec les débuts de la colonisation franco-anglaise, fera découvrir ces premiers établissements de la France et de l'Angleterre dans les Petites Antilles et de quelques autres îles notamment celle de Providence, fondée par des dissidents religieux anglais. Dès le départ, ces colonies servent d'escales de ravitaillement aux corsaires et aux contrebandiers se rendant attaquer les Espagnols ou trafiquer avec eux. à leur tour, ces aventuriers qui auront beaucoup contribuer à la création de ces établissements deviennent les premiers flibustiers. Les Espagnols tentent de détruire ces colonies, foyers de piraterie, mais avec des résultats décevants.
années 1640-1654 : à l'île de la Tortue, située à la côte nord-ouest de l'île Hispaniola ou Saint-Domingue, s'installe un petit groupe de colons français en provenance de l'île Saint-Christophe. Levasseur, le chef de ces hommes, fait de la Tortue un port d'escale pour les flibustiers, auxquels il donne d'ailleurs des autorisations pour piller les Espagnols. En effet, à partir de 1648, les Français, puisqu'en guerre avec l'Espagne, sont les seuls aux Antilles à délivrer ces autorisations, que l'on nomme « commissions ». Mais la Tortue n'est pas la seule à accueillir les flibustiers: les colonies néerlandaises et anglaises de l'actuelle côte est des états-Unis les reçoivent elles aussi volontiers.
années 1654-1659 : En paix avec l'Espagne depuis le début du siècle, l'Angleterre, sous l'impulsion de son nouveau chef, Oliver Cromwell, met sur pied un ambitieux projet de conquête des colonies espagnoles en Amérique: c'est le « Western Design ». Dans l'ensemble, celui-ci se révèle bien en dessous des attentes de ses initiateurs. La flotte et l'armée anglaise engagées dans cette expédition ne s'empare pas moins de l'île de la Jamaïque, siège d'une colonie espagnole assez pauvre. Une fois cette île occupée, les capitaines de la flotte angalise ne cessent de patrouiller la mer des Antilles, où ils se comportent comme des flibustiers, pillant navires et villes espagnoles. En effet, la course sera pendant plusieurs années encore l'une des principales activités économiques de la Jamaïque anglaise.
années 1659-1664 : Après le départ des derniers navires de la flotte anglaise, la Jamaïque devient le centre de course le plus important des Antilles, les flibustiers étant attirés dans l'île par les commodités qui sont mis à leur disposition notamment pour l'avitaillement de leurs navires et la liquidation de leurs prises. Ils sont non seulement Anglais, mais aussi Néerlandais et Français. Plusieurs d'ailleurs ont fréquenté précédemment l'île de la Tortue ou encore ont chassé le boeuf sauvage à la côte voisine de celle de Saint-Domingue, étant ainsi à l'origine de la colonie française de la partie occidentale de l'île Hispaniola. Toujours active comme centre flibustier, après sa réoccupation par qauelques aventuriers français et anglais, l'île de la Tortue, commence à rivaliser avec la Jamaïque, après une prève période d'occupation espagnole.
années 1665-1667 : Entre la Jamaïque et la Tortue, les deux principaux centres de la flibuste, les relations demeurent cordiales quoique l'Angleterre et la France soient en guerre l'une contre l'autre en Europe. Malgré de petits incidents entre flibustiers des deux nations, l'ennemi commun et la proie la plus riche demeure, pour les uns comme pour les autres, l'Espagnol. Ainsi à la Jamaïque, le gouverneur Modyford ne ménage pas ses efforts pour attirer tous les flibustiers. Son homologue de la Tortue, Ogeron, agit de même. Mais peu importe le pavillon, Anglais et Français, sous des chefs comme Mansfield et L'Olonnais, se réunissent en flottes, fortes de quelques centaines d'hommes, pour attaquer de belles cités espagnoles. C'est véritablement le début de leur âge d'or.
années 1668-1669 : Le plus connu de tous les flibustiers, du moins le plus célèbre, est l'Anglais Henry Morgan. Protégé par le gouverneur de la Jamaïque et lié aux autres notables de la colonie, il fait trembler les Espagnols à Puerto Belo et à Maracaïbo, où il surpasse les exploits de ses prédécesseurs. Mais l'âge d'or de la flibuste jamaïquaine tire à sa fin. Le gouverneur Modyford a beau chercher tous les prétextes possibles pour autoriser les flibustiers à piller les Espagnols: en Europe, la paix est proche.
années 1670-1671 : L'entreprise contre Panama compte parmi les plus ambitieuses exécutées par des flibustiers, dans laquelle ils furent plus de 2000 engagés contre cette villes-clé de l'Amérique espagnole. Elle conclut aussi les aventures de Morgan comme commandant en chef des flibustiers jamaïquains, et elle sonne le glas des entreprises de flibuste contre les Espagnols cautionnées officiellement par les gouverneurs de la Jamaïque. Parallèlement à cette expédition de Panama, l'on assiste à la révolte des colons français de Saint-Domingue, lesquels profitent aussi de la flibuste, non moins que de la contrebande néerlandaise.
années 1672-1674 : à la Jamaïque, sous le gouverneur Lynch, plusieurs flibustiers jamaïquains se reconvertissent dans le commerce du bois de teinture, notamment dans la baie de Campêche, où ils n'en ont pas moins maille à partir avec les Espagnols. L'Angleterre étant entrée en guerre contre les Provinces-Unies des Pays-Bas, d'autres poursuivent la course cette fois contre les Néerlandais. Mais les plus endurcis parmi les flibustiers jamaïquains se joignent à leurs homologues français de Saint-Domingue, où l'on continue d'autoriser par représailles les agressions contre les Espagnols, contre lesquels la guerre est bientôt réouverte officiellement. Entre-temps la France s'est aussi engagée dans la guerre contre les Pays-Bas, et demandent aussi aux flibustiers de Saint-Domingue de prendre part au conflit.
années 1675-1678 : En dépit des mesures plus ou moins heureuses prises par les gouverneurs de la Jamaïque pour contrer la flibuste durant ces années suivantes, les flibustiers, tant français qu'anglais, se réunissent de plus en plus nombreux à la côte de Saint-Domingue (surtout au Petit-Goâve qui a succédé à la Tortue comme centre corsaire de la colonie) pour aller faire descente sur les villes espagnoles. Mais le principal ennemi en Amérique demeure, aux yeux de la France, les Provinces-Unies. C'est contre ses possessions américaines de celles-ci que portent d'ailleurs les efforts de la marine royale de France, entreprises qui tentent à la vérité fort peu les flibustiers lesquels préfèrent de loin s'en prendre aux Espagnols. Dans l'intervalle, à Saint-Domingue, le marquis de Maintenon s'est imposé comme commandant en chef des flibustiers, avec peu de succès. Un autre aventurier noble, le sieur de Grammont, prend sa relève vers la fin de la guerre et réédite les exploits de Morgan et de l'Olonnais à Maracaïbo.
années 1679-1682 : La paix entre la France et l'Espagne conclue, les relations entre les deux grands royaumes catholiques restent assez tendues. Le roi de France n'en interdit pas moins les armements des flibustiers contre les Espagnols, interdiction qui ne sera difficilement appliquée dans les faits, étant donné les événements à Saint-Domingue. En effet, les Espagnols refusent de reconnaître aux français la possession de la partie ouest de Saint-Domingue, hormis pour l'île de la Tortue. Certains flibustiers français s'engagent dans la pêche aux trésors sur l'épave d'un galion dans les Bahamas, prétexte pour piller les établissements espagnols de la Floride avec l'aide de pirates anglais. à la même époque, des aventuriers jamaïquains traversent l'Isthme de Panama pour attaquer en pionnier et en véritables hors-la-loi les colonies espagnoles sur les côtes pacifiques de l'Amérique: c'est le début des voyages en mer du Sud. Par ailleurs, dans la mer des Antilles, nul ne devient à l'abri des flibustiers, qui s'en prennent à toutes les nations, comme en fait foi l'affaire de la Trompeuse qui fait grand bruit dans les cours d'Europe.
années 1683-1684 : La guerre éclate à nouveau entre l'Espagne et la France, apportant une justification au pillage de la ville de la Vera Cruz, la plus fructueuse des entreprises des flibustiers de Saint-Domingue. Le temps de ce bref conflit et notamment à cause de cet exploit, ceux-ci se trouvent, malgré eux, impliqués dans des projets de conquête et de colonisation aux dépens des Espagnols en Amérique. Entre-temps, depuis l'affaire de la Vera Cruz, ils ne font rien fait qui vaille, et entre en conflit avec le gouvernment de Saint-Domingue. Cussy, le nouveau gouverneur, charge leur principal chef, Grammont, de les rassembler, mission dans laquelle le second se trouve discrédité.
années 1685-1688 : Les échecs récents des flibustiers français de Saint-Domingue forcent certains d'entre eux à entreprendre, à l'exemple de leurs camarades anglais, une expédition en mer du Sud. Le gouverneur de la colonie, Cussy, suivant les ordres de Louis XIV, interdit en effet la flibuste à Saint-Domingue, avec des conséquences malheureuses pour la colonie. Grammont envoyé pour les réunir échoue pour une seconde fois. Finalement, après deux ou trois ans d'errance, une bonne partie des flibustiers rentre à la Jamaïque et à Saint-Domingue, où ils recevront finalement une amnistie.
Jusqu'à la fin du siècle, les flibustiers seront désormais des auxiliaires des escadres royales croisant dans la mer des Antilles ou s'en iront faire les pirates dans d'autres parties du monde, notamment dans l'Océan Indien, que leurs précédents voyages en mer du Sud dans les années 1680 leur ont appris à connaître. Ce déclin est raconté dans La flibuste durant la guerre du roi Guillaume (1689-1697), texte qui conclut cette histoire de la piraterie et de la course anti-espagnole en Amérique au XVIIe siècle.
R. Laprise.