Le lieu de mon embarquement fut Dieppe, d'où je partis le 5 de mars de l'année 1679...
...je suis, grâce à Dieu, arrivé à S. Domingue... J'y fus néanmoins plus de trois ans, non pas pour en voir le pays, mais par des conjonctures qui ne me laissaient pas la liberté d'en sortir : je me trouvai là comme enchaîné avec un homme qui était Français, et qui méritait le moins de l'être; sa dureté accompagnée de malice était bien plus digne d'un Turc. (...) Enfin, ma patience étant à bout, et lassé de ces cruautés qui ne finissaient pas, je portai mes plaintes à M. de Franquesnay, lieutenant de roi, qui tenait la place du gouverneur, mort depuis peu. sa générosité me fut un asile favorable, et il voulut bien me retirer chez lui, où je demeurai six mois entiers.
Dans cet intervalle de temps, j'avais emprunté de l'argent, et je croyais qu'il était d'un honnête homme de le rendre. Peut-être que mes parents eussent bien voulu payer mes dettes, mais ils n'avaient point de mes nouvelles, ni mois des leurs, et les lettres qu'ils m'écrivaient passaient par des mains officieuses qui m'en épargnaient le port. Il fallait donc chercher quelqu'autre moyen de m'acquitter, et je le trouvai en rencontrant de quoi satisfaire mon inclination naturelle à voyager. La pensée me vint de me joindre aux flibustiers, d'aller en course avec eux et d'emprunter, si je pouvais, de l'argent aux Espagnols. Ces sortes d'emprunts ont cela de commode qu'ils n'obligent pas comme ceux de ce pays-ci, et qu'ils passent pour bonne guerre. Et puis, comme cela est au-delà de la Ligne, on n'y parle guère de restitution. Il y a outre cela à remarquer qu'alors il y avait rupture entre les deux Couronnes et commission en forme de monseigneur l'Amiral pour courre sus aux Espagnols.
Il n'était plus question que de trouver un capitaine à qui me donner, et je n'y eux pas de peine, parce qu'il n'y avait pas pour lors beaucoup à choisir. Laurent de Graff me parût à peu près tel qu'il me le fallait : il était bon homme pour un corsaire et, quoi que nouvellement arrivé, il ne demandait qu'à partir, non plus que moi. Nous fûmes en peu d'heures contents l'un de l'autres et amis comme gens qui vont courre la même fortune et mourir apparemment ensemble. C'était sur quoi nous pouvions compter avec plus de vraisemblance et de raison. C'était pourtant à quoi nous pensions le moins. Le départ occupait tout mon esprit. Je me fournis d'armes et de mes petites nécessité aux dépens de M. de Franquesnay, qui avait bien voulu me faire des avances que j'ai acquittées depuis et que je n'oublierai jamais.
Enfin le jour arriva, et je ne ferai point de difficulté de dire qu'il me parût un des plus beaux de ma vie. Ce fut le 22 novembre de l'année 1684 que nous partîmes du lieu appelé le Petit-Goave, situé en la côte de l'île de S. Domingue, au nombre de 120 hommes montés sur une prise que le capitaine Laurent de Graff avait fait quelque temps auparavant sur des Espagnols qui, sortant du port de Cartagenna, en la Terre Ferme de l'Amérique, allaient pour avis en Espagne.
Notre dessein était d'aller joindre, comme nous fîmes, sous la conduite de ce capitaine, une flotte de flibustiers que nous espérions trouver en garde devant la Havana, qui est une grosse ville de l'île de Cuba, du côté du nord, distante de l'île de S. Domingue de quatorze lieues.
Le 4 décembre. nous mouillâmes l'ancre à l'île de la Tortue pour y faire de l'eau. Nous en repartîmes le 6 pour retourner à la côte de S. Domingue, dont cette île n'est éloignée que de trois lieues. Nous y arrivâmes le 12 et prîmes fond au Cap Français, où nous achevâmes de prendre nos eaux et notre bois.
Le 17, nous en sortîmes et fûmes pris d'un nord à deux lieues de la rade, qui nous fit perdre notre chaloupe, qui était trop grande pour l'embarquer sur notre pont. Nous relâchâmes vers le soir à l'abri d'un récif, où nous fûmes obligés de retarder deux jours pour attendre un canot que nous avions envoyé acheter au Cap (d'où nous étions partis) pour réparer la perte de notre chaloupe.
Le 20, nous appareillâmes pour tâcher à rejoindre le Victorieux avec lequel nous étions sortis du Cap Français; c'était un navire de Nantes qui reportait aux Isles du Vent M. le commandeur de S. Laurent, lieutenant général des îles françaises et côtes de Terre Ferme de l'Amérique, et M. Bégon, intendant de justice, police et finances des mêmes pays, auxquels nous servions d'escorte, de crainte qu'ils ne fussent attaqués par les pirogues espagnoles qui rôdaient vers cette hauteur... mais il nous fut impossible de découvrir ce vaisseau, ne sachant la route qu'il avait fait.
Le 23, nous fîmes la nôtre et, sur le soir, nous aperçûmes un navire sous le vent à nous, auquel nous donnâmes la chasse. Il cargua les voiles pour nous attendre. Et après l'avoir joint, nous sûmes que c'était le capitaine Le Suer, de Dieppe, qui commandait une flûte nommée L'Amarante, que nous quittâmes pour reprendre notre route.
Le 25, jour et fête de Noël, il se fit un grand calme jusqu'au 26 que nous eûmes vent debout, qui nous obligea à relâcher dans le port Platta, en la côte de S. Domingue, où nous demeurâmes jusqu'au dernier du mois.
Le premier janvier de l'année suivante 1685, nous doublâmes le cap Français. Le 2, sur les dix heures du matin, nous doublâmes le cap Cabron et, vers le midi, celui de Samana, tous situés en la même côte. Et il nous mourut cette journée un homme.
Le 4, nous passâmes à la vue de la Mona. Et le 5 nous rangeâmes l'île de Puerto Rico et la Savona et fîmes ensuite le sud-est-quart-sud jusqu'au 11 que nous découvrîmes les îles d'Aves, sur lesquelles nous courûmes jusqu'au soir. Le 12, nous les doublâmes vers les onze heures du matin, continuant toujours notre route au même rhumb de vent pour arriver à l'île de Rocca, où était encore un rendez-vous des bâtiments de guerre que nous allions chercher.
Le 13, sur les sept heures du matin, nous découvrîmes la Terre Ferme de l'Amérique. Et le 14 nous eûmes un calme qui dura jusqu'au 15 à midi qu'il il fraîchit. Nous fîmes alors route au nord-nord-est jusqu'au 17 que, vers la lune couchante, nous découvrîmes deux navires et quatre bateaux au vent à nous, éloignés seulement de la portée du canon, qui avaient cape sur nous; ce qui fit que nous virâmes de bord pour nous parer.
Le 18, à la pointe du jour, un de ces bâtiments appareillé en tartane, commandé par un capitaine nommé Jean Rose, que nous ne connûmes pas d'abord, nous héla. Et comme le capitaine Laurent de Graff, notre capitaine, avait une commission de monseigneur le comte de Toulouse, grand amiral de France, il fit répondre « de Paris », et issâmes pavillon. Mais Rose, qui ne nous connut pas aussi, croyant que nous voulions nous faire navire du roi pour échapper de ses mains, nous envoya deux coups de canon pour nous faire amener; si bien que les prenant pour des Espagnols, nous défonçâmes deux quarts de poudre pour nous brûler et faire sauter notre vaisseau plutôt que de tomber entre les mains de gens qui ne nous donnent jamais de quartier et nous font souffrir toutes les cruautés imaginables, commençant ordinairement par le capitaine qu'ils pendent avec sa commission attachée à son col. Mais, dans ce moment, un des deux navires nous haussa, qui, ayant reconnu le nôtre, nous fit le signal de reconnaissance; ce qui nous rassura d'autant plus qu'au lieu d'ennemis ils étaient amis, et justement les bâtiments que nous cherchions; ce qui nous obligea à mettre à la cape pour passer la journée à nous visiter les uns les autres.
Les deux navires appartenaient l'un au capitaine Michel Landresson nommé La Mutine, et ci-devant La Paix, et l'autre au capitaine Laurent de Graff appelé Le Neptune, et ci-devant Le San Francisco, qu'il avait quitté pour venir dans sa prise à S. Domingue y demander au gouverneur une nouvelle commission, le terme de la sienne étant expiré. Le premier était de cinquante pièces de canon et l'autre de quarante-quatre. Ces deux vaisseaux avaient été deux armadillas espagnoles qui, sortant l'année précédente du port de Cartagenna pour prendre les vaisseaux que commandaient tant ces capitaines Laurent et Michel que ceux des capitaines Jean Quet et Le Sage, se trouvèrent pris eux-mêmes par ceux qu'ils voulaient prendre. Et à l'égard des quatre bateaux, ils étaient commandés par d'autres capitaines nommés Rose, Vigneron, La Garde et un traiteur anglais de la Jamaïque. Ils nous apprirent qu'ils étaient en garde à cet endroit pour attendre la patache La Marguerite et son escorte, vaisseaux espagnols qu'ils croyaient passer par là, afin de tâcher de les prendre.
Le 19, nous résolûmes de quitter ce poste et fîmes servir tous ensemble pour gagner l'île de Curassol, dont la plus grande partie appartient à la Compagnie de Hollande. Nous passâmes à la vue de celles de Bonnaire et de Roube. Vers les deux heures après-midi du même jour, nous donnâmes chasse à un bateau flamand qui venait du port de la Guaira, en Terre Ferme, et qui s'en retourna à la ville de Curassol, deux lieues sous le vent de laquelle nous prîmes fonds le soir au port de Sancta Barba.
Le 20, nous dépêchâmes le bateau commandé par La Garde pour aller à la ville demander au gouverneur permission de traiter des mâts pour le navire du capitaine Laurent, qui avait été démâté par un ouragan vers l'île de S. Thomas. Il nous refusa tout à plat et fit fermer les portes de sa ville. Le bateau étant de retour et nous ayant fait rapport du refus de ce gouverneur, je lui portai une copie de notre commission, espérant par là l'engager à nous accorder ce que nous lui demandions, mais il persista dans son refus. Durant cet intervalle, une partie de nos gens ne laissa pas de descendre à terre et même d'entrer dans la ville après avoir laissé leurs épées aux portes.
Le 23, nos navires levèrent l'ancre pour aller mouiller à Sancta Crux, sept lieues sous le vent de cette ville. Ils passèrent devant le fort qu'ils saluèrent et qui leur rendit coup pour coup. Mais le gouverneur, nous voyant environ 200 hommes dans la ville, nous fit dire le 24, à son de tambour, d'en sortir et de retourner incessamment à nos bords, et qu'il nous donnerait des chaloupes pour nous y porter moyennant deux pièces de huit par tête. Je m'aperçus incontinent qu'il nous voulait empêcher d'y retourner par terre, parce qu'il fallait pour cela traverser un lagon qui est au pied du fort, où il avait défendu de nous passer; ce qui m'obligea de l'aller trouver pour lui dire que nous le remercions de ses chaloupes, que si nous eussions eu le dessein d'aller par mer joindre nos vaisseaux, nous avions des pirogues pour nous y porter et que nous ne désirions y retourner par terre que pour nous promener. À quoi il me répondit que c'étaient les habitants qui faisaient difficulté de nous laisser voir leur île. Non obstant quoi, il ne laissa pas de nous faire passer le lagon et de là nous fûmes deux jours en chemin pour arriver le 26 à Sancta Crux, où nos navires nous attendaient.
Nous apprîmes depuis que le motif de l'indignation de ce gouverneur contre nous provenait de ce que, quelque temps auparavant, les navires des capitaines Laurent et Michel avaient pris devant la Havana deux vaisseaux hollandais frétés de l'Espagnol, qui portaient 200 000 pièces de huit, dont moitié appartenait à cette Compagnie de Hollande et l'autre moitié aux Espagnols. Ces derniers, contre lesquels nous étions en guerre, ayant seuls été pillés, en furent dédommagés par les Hollandais qui conduisaient ces deux vaisseaux, qui partagèrent avec eux les 100 000 pièces de huit appartenant à leur compagnie, où les flibustiers n'avaient point touché, n'ayant point de guerre avec elle, et persuadèrent aisément à ses commis que tout avait été pris. Ainsi nous portions la peine de cette friponnerie que ces Hollandais faisaient à leur propre nation.
(...)
Le 27, nous appareillâmes et fîmes route pour le cap La Vela, qui est Terre Ferme de l'Amérique, où nous avions dessein de nous poster pour attendre la patache de la Marguerite, dont j'ai ci-devant parlé. Le même jour, le bateau du capitaine Vigneron se sépara d'avec nous et partit pour retourner à la côte de S. Domingue, parce qu'il n'avait pas assez d'hommes pour faire la guerre, n'ayant que vingt hommes dans son bord.
Le 30, étant arrivés à ce cap, nous y mouillâmes et fîmes monter sur son sommet une vigie ou sentinelle de quinze hommes pour nous avertir quand ils apercevraient la patache. Mais le lendemain, on jugea plus à propos de se servir du moyen suivant pour en apprendre des nouvelles. Le 1er février, nous envoyâmes de ce lieu le bateau du capitaine Rose à l'embouchure de la rivière de la Ache. en Terre Ferme, habitée par des Espagnols et distante du cap où nous étions d'environ vingt lieues, sous prétexte de traiter des marchandises avec eux, mais en effet à dessein d'en faire quelques uns prisonniers pour savoir si cette patache était passée ou non, parce qu'elle avait accoutumé de prendre une partie de sa charge dans cette rivière.
En attendant le retour de ce bateau, je descendis à terre, accompagné de quelques autres pour considérer et reconnaître les environs du cap. J'appris qu'il est habité d'une nation d'Indiens très cruelle, barbare et sauvage, qui n'a amitié ni société avec aucun autre peuple, non pas même avec les Espagnols qui les environnent. Ils ne craignent que les armes blanches, mais quant aux armes à feu, ils n'en ont nulle appréhension. Nous nous contentâmes d'en voir quelques uns en nous retirant, sans nous donner la curiosité d'éprouver leurs dents, en pénétrant plus avant dans une terre où il n'y a rien à gagner.
Je ne puis me dispenser de donner ici un exemple surprenant de que je viens de dire et de ce que ces gens sont capables de faire, que je tiens des plus anciens flibustiers de l'Amérique. Le marquis de Maintenon, gouverneur de l'île Marie-Galante, qui commandait pour le Roi une frégate nommée La Sorcière, ayant fait une prise armée de quatorze pièces de canon, sur laquelle il s'embarqua, se trouva un jour effloté de son navire de guerre et fut obligé pour faire de l'eau de mouiller à Boca del Drago, en Terre Ferme de l'Amérique, habitée par une même nation d'Indiens que celle du cap La Vella. Il approcha son navire le plus près de terre qu'il put et passa tous ses canons d'un bord, à la faveur desquels il envoya sa chaloupe à terre avec vingt-deux hommes armés pour remplir ses futailles. Ces sauvages étant cachés sur le bord de la mer ne donnèrent pas le temps à la chaloupe de terrir, mais se jetant à l,eau avec précipitation, ils fondirent dessus et, malgré le feu perpétuel du canon du navire, ils l'enlevèrent avec les vingt-deux hommes à plus de cinquante pas avant en terre, où après les avoir tués, ils en chargèrent chacun un sur leur dos et les emportèrent. Ensuite ils furent à la nage entre deux eaux couper les câbles du navire pour le faire venir à la côte, espérant en faire autant à ceux de dedans, qui par bonheur eurent le temps de déferler leurs voiles et d'appareiller pour s'éloigner de terre.
Le 2 du même mois, nous mîmes nos vaisseaux à la bande pour espalmer. Et le 8 le bateau de Rose revint, qui nous rapporta que, sitôt qu'ils eurent mouillé à l'embouchure de la rivière de la Ache, ils avaient envoyé un petit canot à terre avec six Anglais, qui étaient parmi leur équipage et qui avaient la paix en ce temps-là avec les Espagnols; ils convinrent avec eux que le lendemain, à soleil levant, ils tireraient un coup de canon pour les avertir de venir traiter à bord; que la nuit ils mirent trente hommes à terre pour surprendre ceux qui iraient et viendraient, mais les Espagnols s'apercevant du piège qu'on leur tendait, avaient tiré toute la nuit, pendant laquelle ils furent toujours en alarme que le matin nos gens tirèrent le coup de canon dont on était convenu pour le signal et hissèrent le pavillon anglais; mais que cela n'avait servi de rien parce que, selon toutes les apparences, les Espagnols n'étaient pas en goût pour les marchandises dont ils s'étaient aperçus qu'on voulait traiter avec eux. De sorte que notre dessein étant éventé, nos gens avaient levé l'ancre et nous étaient venus rejoindre.
Enfin, comme nous crûmes qu'il n'y avait plus d'espérance que la patache dût passer, nous tînmes conseil à notre bord pour former un autre dessein. Mais n'ayant pu faire notre accommodement avec le capitaine Laurent, qui était bourgeois des deux tiers du navire Le Neptune, parce qu'il voulait faire une charte-partie qui nous parût désavantageuse, nous nous en débarquâmes le nombre de quatre-vingt-sept et nous remontâmes dans la prise avec laquelle nous étions sortis de S. Domingue, nous séparant ainsi d'avec lui. Il leva l'ancre le 23 et fit route pour y retourner. Les capitaines Michel et Jean Rose la levèrent aussi et prirent celle de Cartagenna. et nous qui étions irrésolus de ce que nous devions faire, nous suivîmes ces derniers.
Le 15, nous trouvâmes une forte brise d'est, qui nous fit dépasser une rivière qui est en Terre Ferme, que les Espagnols nomment Rio Grande, où nous devions faire de l'eau qui se trouve douce dans la mer à trois et quatre lieues de son embouchure pour peu qu'il pleuve et pourvu qu'on la puise sur la superficie. Sur les trois heures après-midi du même jour, nous vîmes Notre-Dame de la Poupa, aussi en Terre Ferme, et mouillâmes, le 16, aux îles S. Bernard. Nous en partîmes le soir avec trois pirogues seulement pour aller au vent de Cartagenna tâcher de nous emparer des vivres qu'on y porte incessamment et, en effet, notre dessein nous réussit.
Le 18, nous en revînmes avec sept pirogues chargées de maïs que nous y avions prises. Les Espagnols qui les conduisaient nous apprirent qu'il y avait dans le port de Cartagenna deux galions, que la flotte espagnole était à Puerto Bello et qu'il en devait sortir dans peu deux bâtiments, l'un de vingt pièces de canon et l'autre de vingt-quatre. Mais nous ne jugeâmes pas à propos de les épier, parce qu'ils ne purent nous apprendre le temps qu'ils sortiraient.
Le 22 à midi, nous levâmes l'ancre et, sur le soir, nous découvrîmes la pointe Picaron, en Terre Ferme, et les îles de Palmas. Ensuite de quoi, environ sur les deux heures de nuit, nous doublâmes la pointe de la plus grande de ces îles. Le 23 au matin, nous nous trouvâmes efflottés des capitaines Michel et Rose, et le même jour nous prîmes résolution entre nous de tenter la voie de traverser la Terre Ferme, afin de passer à la mer du Sud. Pour y parvenir, nous fîmes route pour la baie de l'île d'Or, habitée par les Indiens des Sambes, afin de savoir d'eux (avec qui nous étions amis) quel succès avaient eu d'autres flibustiers qu'on nous avait dit y être passés quelques mois auparavant.
La nuit du 23 au 24, nous mîmes à la cape, appréhendant d'entrer dans le golfe de Darien. Le 24, à la pointe du jour, nous approchâmes de la terre pour la reconnaître et nous trouvâmes que c'était la pointe du vent de ce golfe que les courants nous avaient fait doublée.
Entre ce golfe et le cap de Marance, il arriva une chose assez remarquable. C'est que nous avions dans notre bord un soldat des Galions d'Espagne, que nous avions pris au vent de Cartagenna dans l'une des pirogues où était le maïs, lequel, au désespoir de se voir prisonnier, quoiqu'on le traitât doucement et humainement, prit résolution, comme il parut dans la suite, de se jeter à la mer, montant cinq à six fois sur le bord sans pouvoir exécuter son dessein, apparemment par une secrète résistance qu'il trouvait en lui-même, mais enfin, après plusieurs tentatives, il s'y jeta; ce qui, ayant excité ma curiosité, je trouvai qu'il s'était défait d'un scapulaire qu'il portait sur lieu et l'avait posé sur l'affût d'un canon; ce qu'il y a encore d'extraordinaire, c'est que, contre l'ordinaire des corps pesants qui enfoncent tout d'un coup dans l'eau, il fut porté longtemps sur le dos à côté du vaisseau, quoi qu'il fît à nos yeux tous ses efforts pour se noyer. La compassion nous ayant engagés à lui jeter des manoeuvres pour le sauver, non seulement il ne voulait pas s'en servir, mais même il se tourna sur le visage et coula à fond.
Le 25 à onze heures du matin, nous arrivâmes et mouillâmes à l'île d'Or et, en donnant fond, nous tirâmes un coup de canon afin d'avertir les Indiens de notre arrivée. En même temps nous fûmes à la terre pour reconnaître un pavillon que nous y avions découvert de loin, nous y trouvâmes trois hommes des équipages de deux capitaines nommés Grogniet et Lescuier, qui nous apprirent qu'ils étaient demeurés là pour n'avoir pu suivre les autres flibustiers qui étaient en chemin pour gagner la mer du Sud, sous la conduite de ces deux capitaines, et qu'aussitôt qu'ils nous avaient aperçus ils avaient arboré ce pavillon pour nous faire signal de venir à eux.
Le 26, il vint des Indiens à notre bord nous apporter des lettres qui s'adressaient aux premiers flibustiers qui viendraient mouiller dans cette rade, pour leur donner avis qu'ils étaient passés au nombre de cent soixante-dix hommes à cette mer et, peu de temps avant eux, environ cent quinze Anglais. Ils donnaient encore quelques avertissements sur la conduite que devaient tenir à l'égard des Indiens ceux qui passeraient sur leurs terres et, entre autres choses, qu'il fallait avoir une grande complaisance pour eux. Ces avis nous confirmèrent entièrement dans le projet que nous avions faite de faire ce voyage et, quoique nous ne fussions que quatre-vingt-sept hommes, nous nous préparâmes pour partir. Pendant ce temps, d'autres Indiens vinrent aussi à notre bord, qui nous informèrent que les capitaines Grogniet et Lescuier étaient encore dans leurs terres et n'étaient pas encore descendus à la mer du Sud; ce qui nous obligea de leur écrire par un de ces Indiens pour leur mander que nous les allions trouver.
Le 27, à midi, nous vîmes entrer dans ce port les capitaines Michel et Rose. Nous fûmes à leurs bords pour apprendre ce qui les avaient obliger de venir mouiller en cette rade. Ils nous dirent qu'ils venaient de chasser un navire espagnol nommé Le Hardi, qui sortait de S. Jago, en la côte de Cuba, et allait à Cartagenna, et que, ne l'ayant pu rejoindre, ils étaient entrés en ce port comme le plus proche pour y faire de l'eau. Nous leur communiquâmes les lettres que je viens de parler, ce qui fit naître à plusieurs d'entre eux l'envie d'augmenter notre nombre; de manière qu'il se débarqua du vaisseau de Michel cent dix-huit hommes et l'équipage entier de Rose, consistant en soixante-quatre qui brûlèrent leur bateau après en avoir payé le prix à ses bourgeois; de sorte que, le 29, nous quittâmes nos bords et descendîmes à terre, où nous campâmes au nombre de deux cent soixante-quatre hommes. Quant à notre vaisseau, nous le laissâmes entre les mains du capitaine Michel, plutôt que de le brûler.
Le samedi 1er jour du mois de mars de l'année 1685, après avoir recommandé notre voyage à Dieu, nous nous mîmes en chemin sous le commandement des capitaines Rose, Picard et Desmarais, guidés par deux capitaines indiens et environ 40 hommes de leurs gens...